les humains et la terre

Éléonore Ardelanot - Les Humains et la terre

Je m’appelle Eléonore Ardelanot et j’ai bientôt 30 ans. Avec Clément Crémon, mon copain, nous avons quitté Paris, et notre vie d’avant: un CDI pour lui, un projet documentaire et des petits boulots pour moi… Un quotidien dans le confort moderne de la classe moyenne, fait de convictions écologistes et féministes, de manifs, de fêtes, de vacances, de patrons, de « N+1 », et de collègues (pas toujours) attachants.
Sauf que voilà : même en évoluant dans des milieux engagés, Clément et moi ne trouvions plus de sens à nos vies urbaines et confortables. Étais-je vraiment sur terre pour vivre sur le bitume, prendre le métro et taper toute la journée sur un clavier, assise à un bureau ?
C’est donc vers la paysannerie que je me suis tournée, guidée par le mot nourrir. Vers les humains et la terre, l’envie de s’ancrer quelque part où l’humanité a encore un peu sa place sans en sous-estimer les difficultés, les souffrances, les conditions de travail.
Et surtout, pour comprendre : Qu’est-ce que vivre la paysannerie, en vrai, pas dans les articles qu’on lit depuis des années, pas comme sur les belles photos d’Épinal ?
Alors, on est partis pour au moins un an sur les routes, à la rencontre de personnes passionnées, aux beaux sourires marqués par la fatigue et l’intégrité, qui luttent, chacune à leur manière, et vivent de leur passion. 

Le Vernet,

C’est l’automne en Ardèche et Gaston Jambois, un septuagénaire moustachu à l’allure un peu bûcheronne, un peu hippie, nous récupère à Lablachère avec sa camionnette. Direction le Vernet, petit hameau de la commune de Saint-André-Lachamp, en Sud Ardèche, où il vit avec Arlette Menu depuis une quarantaine d’années. Situé au cœur d’une châtaigneraie, le hameau a été racheté au fil des ans via une SCI que le couple a créée pour en faire un lieu de vivre-ensemble, d’échange, de partage de savoirs-faire manuels et paysans. Gaston et Arlette sont aujourd’hui retraités. Gaston était artisan-charpentier depuis son installation en Ardèche il y a 40 ans, et Arlette éducatrice spécialisée. Ensemble, ils ont créé l’association la Genette, qui rassemble les habitants du hameau du Vernet, Michèle et Martine, Christiane et Vincent, Loïc, artisan-murailler, et Adrien, un peu tous adeptes de bricolage, de mécanique, de cuisine et de jardinage. L’association a pour but de valoriser la production agricole du hameau, et les savoir-faire manuels, artisanaux, culturels et paysans du coin, en prenant soin de l’environnement et des humains qui s’y trouvent. Ils ont également créé le gîte paysan l’aulne d’Alune.

pour lui, posséder une forêt, ce n’est pas posséder une maison, c’est gérer un bien commun universel, et faire le choix de le redonner aux citoyens et à la nature. Depuis des années, il travaille avec un expert forestier pour prendre soin de sa forêt via une sylviculture pro silva (association de forestiers réunis pour promouvoir une « sylviculture mélangée à couvert continu »). Ce choix, il le fait pour lutter contre les risques d’incendies, pour la régénération naturelle, et la biodiversité.

Gaston et sa forêt

C’est avec Gaston que nous avons passé le plus clair de nos journées. Parfois surpris (c’est un euphémisme) par notre naïveté et nos méconnaissances, il aura fallu un temps d’acclimatation, et des moments de partage pour s’apprivoiser … Mais au fil des jours, Gaston, plein d’humour et de malice, se livre à nous, nous dévoilant son passé de fervent antimilitariste et anarchiste. À 20 ans, il refuse le service militaire. Emprisonné pour insoumission totale, il fera en prison une grève de la faim pour obtenir le régime politique. Suivront ses aventures paysannes nicaraguayennes pendant la révolution, au cours desquelles il aide un ami apiculteur, à une époque où les contre-révolutionnaires rôdent armés dans les champs. Puis, on en apprend plus sur ses débuts en Ardèche, lui le jeune charpentier installé dans la communauté anarchiste de la Blacherette, qui rencontrera bientôt Arlette.
D
éfenseur d’un monde sans propriété privée, il est pourtant propriétaire de plusieurs hectares de forêt aux alentours. Alors, je l’ai questionné : ce n’est pas un peu antagonique ça, être anarchiste et propriétaire ? Il me répond que 

Il pense aussi beaucoup aux générations à venir car le rapport au temps dans la forêt dépasse notre simple existence : lui considère que sa forêt pousse vite quand il faut 10 ans à un arbre pour prendre quelques mètres.
Il finit par me dire, un peu agacé : « J’accueille parfois des gens qui rêvent d’une maison en bois, mais qui sont choqués quand je dis que j’abats des arbres. Pourtant, il faut bien du bois pour une maison, même bioclimatique, non ? Laisser des forêts comme celles que nous avons ici en Ardèche, intactes, ce n’est pas bon. C’est très manichéen de penser que ne rien toucher à la nature qui nous entoure, ça réglera tout. »
Gaston ne lâchera jamais son envie de faire ensemble, de donner aux autres, et de créer des dynamiques collectives. Sur les hauteurs du hameau, on aperçoit un bout de terre prêt à accueillir son projet de forêt citoyenne et nourricière : une forêt plantée par les habitants de la commune, un lieu de rencontre, où co-existeront châtaigniers, arbres fruitiers, tilleuls, oliviers, et bois de chauffage pour les personnes âgées du coin.

Un hameau paysan et un projet social

Gaston et Arlette, c’est une vie entière de choix et de combats contre l’isolement, l’inaction et l’individualisme. Chacun est engagé aussi bien à l’échelle de la commune, que de la région avec leur implication dans l’association Accueil Paysan, dont ils font partie avec leur gîte qui accueille des vacanciers chaque année. Avec cette association, ils proposent une alternative aux traditionnels et impersonnels Airbnb, dont les effets néfastes sur les loyers ne sont d’ailleurs plus à démontrer.
À la retraite, le couple a fait le choix de devenir un foyer d’accueil d’urgence pour jeunes de l’ASE (Aide sociale à l’Enfance), notamment car Arlette a travaillé dans ce domaine toute sa vie. C’est elle qui a tout appris à Gaston. Régulièrement, des jeunes logent chez eux de manière ponctuelle, allant d’une semaine à un mois, voire plus, dans l’attente d’une situation plus durable. Au Vernet, en plus des deux potagers, on peut croiser deux ânes, trois brebis, des poules et des lapins. Pour certains, c’est la première rencontre avec ces animaux, et un lieu de vie où on co-existe avec le vivant, où on partage des repas, aussi. Les enfants repartent souvent marqués et changés par le lieu.

Faire société autrement, vieillir autrement

Bien sûr, Gaston, Arlette et leurs voisins ne sont pas des paysans agriculteurs puisqu’ils sont retraités. Ils ne vivent pas de leur production de châtaigne, qu’ils s’obstinent tout de même à maintenir, en travaillant chaque année avec acharnement pour sortir de la confiture et de la farine. Mais découvrir l’existence que ces personnes retraitées mènent dans un espace difficile et escarpé comme l’Ardèche, m’a fascinée. Une vie très remplie, liée à l’autre, habitée par une soif d’apprendre et de découverte immense. J’y ai côtoyé une richesse humaine et un rythme de vie que je ne m’étais pas autorisée à imaginer dans mon propre quotidien. 

 Ce lieu m’a aussi ramenée à la nécessité d’un ancrage local quand on fait le choix de vivre en zone rurale. J’y ai vu le maintien d’une culture de l’entraide, d’une économie de proximité qui passe par un tas de projets permettant à chacun d’habiter sereinement et durablement ces espaces. Des espaces ruraux qui paraissent souvent isolés et enclavés pour ceux qui n’y vivent pas. Moi qui viens de la grande ville, l’isolement est une crainte liée à mon choix d’une vie plus rurale. Les clichés ont la vie dure, car c’est tout l’inverse que j’ai trouvé, au Vernet.