À Erbray, en Loire-Atlantique, Jean-Yves Vivien apprend qu’il est atteint d’un cancer de la prostate en 2020. Une maladie liée à l’usage des pesticides dans sa profession, l’agriculture. Sous une chape de plomb et dans l’indifférence gouvernementale, le nombre d’agriculteurs et agricultrices victimes d’un système dépendant aux produits phytosanitaires ne cessent d’augmenter.

En 2023, ils toquent à sa porte. Un jour de printemps, quand les abeilles butinent les fleurs. Quand des humains sont dans les champs de maïs. Quand certains montent dans leurs engins pour épandre des produits phytosanitaires sur leurs terres.      

Michel Besnard, président du Collectif de soutien aux victimes des pesticides de l’Ouest et Jean Poulain, agriculteur d’Erbray à la retraite, gravement atteint de la maladie de Parkinson, savent. Ils savent que le voisin Jean-Yves Vivien, lui aussi, a été contaminé par les pesticides.

Agriculteurs et agricultrices, premières victimes

Le bilan des victimes de l’usage des pesticides s’alourdit en France, à commencer dans les rangs des agriculteurs et agricultrices, en première ligne. Les chiffres de la Mutualité sociale agricole (MSA) en disent long. Le nombre de pathologies liées aux pesticides, reconnues maladies professionnelles, est en augmentation. 

Cumul des cas de reconnaissance année après année. Données 2018 provisoires. Salariés et non salariés agricoles. Source : Mutualité sociale agricole (MSA). Traitement : Sdes, 2019.

Ils seraient cinq voire six “collègues” touchés dans le secteur d’Erbray, selon Michel Besnard. Le Collectif compte près de  530 adhérents et a suivi ou suit encore près de 250 victimes. Jean-Yves Vivien a donc rejoint ces tristes rangs. 

Sauver sa peau

Entre deux travaux à la ferme de son fils, au cœur du bocage erbréens et sous un vent à décorner les bœufs en ce dernier lundi de février, le paysan de 67 ans accepte de témoigner. Je me suis installé ici en 1980. Je suis du cru, je suis née au carrefour juste en bas. À 63 ans, j’ai pris ma retraite. Le fiston a repris la ferme, un élevage de vaches allaitantes, des Blondes d’Aquitaine. On était déjà en Gaec depuis 2005. En 2016, on est passés en bio.”

Installé à un bureau, dans une petite pièce parsemée de papiers administratifs, Jean-Yves trifouille des notes de ses mains calleuses marquées par le travail de la terre. Des bouts de papier, sur lesquels des dates, des morceaux de vie, des engagements se sont déversés dans une écriture en pattes de mouche.

 “Enfin bon, à peine à la retraite, j’apprends que j’ai un cancer de la prostate. Hormonothérapie, radiothérapie, chimiothérapie… J’ai suivi des traitements jusqu’à l’année dernière. Je pense être reparti un peu, mais bon. En tout cas, j’ai suivi toutes les consignes des spécialistes pour sauver ma peau.”

Mépris

L’annonce de la maladie n’est pas un choc pour le paysan. “Vu le nombre d’agriculteurs touchés par la maladie de Parkinson, le cancer de la prostate, la leucémie, les lymphômes ou la maladie de Charcot que je connais ou que j’ai connus, évidemment j’ai pensé que je pouvais faire partie du club.” 

Malheureuse évidence, silenciée et méprisée, notamment par les annonces du gouvernement de Gabriel Attal. Il y a d’abord eu la “mise en pause” du plan Ecophyto, plan censé réduire de moitié le recours aux produits chimiques dans l’agriculture d’ici 2030. Puis, l’abandon du Nodu, l’indicateur français de mesure de l’usage des pesticides, au profit de l’indicateur européen décrié par le Comité d’orientation stratégique et de suivi du plan Ecophyto lui-même. 

Ainsi, le Premier ministre dit vouloir répondre à la colère agricole. Vaste projet qui se limite aux attentes des agroindustriels et du plus gros syndicat de la profession, la FNSEA. “C’est surtout les gros qui vont tirer les épingles du jeu de cette crise. Les vrais problèmes (la rémunération, la transmission…) ne seront pas réglés”, tranche Jean-Yves.  

Condamner le silence

En janvier dernier, il reçoit une notification de la MSA, reconnaissant son cancer en maladie professionnelle avec un taux d’incapacité permanente partielle (IPP) de 35 %. La procédure de reconnaissance est dans la plupart des cas périlleuse. Pour Jean-Yves, épaulé par le Collectif de soutien, ça a été “assez rapide” : “Mon rendez-vous avec le médecin de la MSA avait eu lieu un mois auparavant, en décembre.” 

Le taux d’IPP permet le calcul des indemnités qui lui seront versées, bientôt. “Mais je n’ai pas fait la procédure pour l’argent !, insiste-t-il. Je l’ai fait pour condamner le silence dans la profession, qui connaît les risques de l’agriculture intensive sur l’environnement et la santé, mais continue dans cette voie. Pour dénoncer l’omerta des lobbyistes et des vendeurs de produits poisons.”

Tabou et fierté paysanne

Il sait que le sujet dérange. Lui-même semble parfois gêné d’en parler. “On n’est pas habitués à dialoguer dans notre métier et ce sujet-là, c’est tabou. Trop peu d’agriculteurs malades veulent faire le lien avec les pesticides.” Fidélité – choisie ou subie – au système, forme de culpabilité ou “orgueil paysan” ? L’idéologie productiviste étouffe la remise en question. 

Jean-Yves ne sait pas quand “il a chopé la maladie”. Il y a longtemps ? Récemment ? “Ce sont des produits vicieux” avec des effets à retardement. 

“On a grandi en suivant les méthodes de nos paternels. En ce temps-là, ça traitait sans se questionner et nous, on baignait là-dedans. Faut bien reconnaître qu’on a fait des bêtises. Est-ce que le cancer vient de la poudre, un répulsif contre les corbeaux, qu’on mettait sur les semences dans le grenier sans gant et sans masque ?”  

Des années plus tard, peu avant de passer en bio et de convertir les quelques parcelles de céréales de la ferme en prairie permanente, le paysan manipule moins de pesticides mais quand même : un peu d’azote, un herbicide et un fongicide.  

Des terres et des hommes à bout

“Maintenant, on a beau être en bio, on est entouré par un gars qui épand avec un pulvérisateur d’une rampe de 42 mètres. C’est systématique les traitements en intensif, pas le choix vu les cultures. Là aussi, c’est sûrement venu dans ma goule. Les produits chimiques ne s’arrêtent pas à la clôture des champs, et puis il n’y a plus de haies chez les productivistes.Jean-Yves se demande que font les écoles et la MSA en prévention des risques ? 

Durant sa carrière, en tant que correspondant Safer et administrateur au Crédit Agricole, il s’est engagé en faveur de la transmission, pour conserver le tissu et la diversité agricole en campagne. Aujourd’hui, il constate, amer, que son fils est un des seuls éleveurs de vaches allaitantes. Il n’en reste que cinq, six tout au plus, à Erbray.  

Face à l’agrandissement et l’arrivée d’un énième “gros” exploitant qui possède déjà près de 700 ha en Pays de la Loire et reprend près 250 ha non loin, il soupire. “Les intensifs et leurs pesticides, faudrait qu’on arrive à s’en passer. Les terres arrivent à bout, nous aussi.”

“L’usage des phytos ne s’arrêtera pas comme ça. Certaines cultures en dépendront toujours tant que des solutions ne seront pas trouvées. Il faut changer les modèles de production, de consommation, structurer la filière bio…”, pense le “fiston”, Simon.