Casser la (bonne) graine pourrait tout changer. C’est en tout cas ce que pense la coopérative Graines de liberté. Cet établissement semencier, par la coopération professionnelle et citoyenne, promeut l’usage et la production de semences paysannes, dites variétés populations, en Bretagne et contribue à la reconnaissance du métier d’artisan semencier. Pour que la graine reste un bien commun.
Deux chaises de jardin campent devant l’entrée d’une serre bi-tunnel. Perché sur une butte, l’abri des plantes surplombe un potager au bout duquel se trouve une autre petite serre. Le soleil inonde la ferme planquée parmi les haies et les arbres. Le chant des oiseaux la berce.
Stéphanie Saliot s’enfonce dans une chaise et offre son visage aux rayons printaniers, ferme les yeux. « Oh chouette, bronzage. » Elle se frotte les mains avant de les passer dans ses courts cheveux poivre et sel. Une longue mèche rebelle retombe sur ses binocles. Elle rouvre les yeux et se redresse. Une petite pause bienvenue, à en croire son sourire marqué par la fatigue et l’engagement.
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« Vitalité, abondance, résilience »
À 50 ans, elle est à la tête de la pépinière biologique Des fruits, des fleurs, située au hameau Kervitod, au Saint, en plein centre Bretagne. Accompagnée d’un salarié, Alain Brosolo, et actuellement d’une stagiaire, Lou Emanuelli, elle cultive une gamme variée, souvent méconnue du public breton, de plantes comestibles ou utiles pour les humains ou la biodiversité. Sarrasin vivace, argousier, jiaogulan… Des végétaux qu’elle vend principalement à des particuliers.
« La pépinière repose sur trois piliers : vitalité, abondance, résilience. » Et pour que la formule prenne, Stéphanie veille à la graine. « On a un volet recherche sur la pépinière qui porte essentiellement sur la production de semences variétés populations, aussi appelées semences paysannes. Soit on garde les graines produites pour nous, soit on les vend à Graines de liberté pour qu’elles soient commercialisées auprès du public. »
Graines de liberté est un établissement semencier, une SCIC (Société coopérative d’intérêt collectif) créée en 2022. Basée à Quimper, cette coopérative professionnelle et citoyenne regroupe notamment une vingtaine de producteurs (agriculteurs, maraîchers, pépiniéristes…) et artisans semenciers.
Les semences variétés populations, graines contemporaines
La coopérative promeut la production et l’usage sur le territoire breton des semences variétés populations, à pollinisation libre, reproductibles et libres de droits. Une promotion rendue possible notamment depuis 2020, quand l’Union européenne autorisa les producteurs biologiques à vendre leurs graines paysannes à des jardiniers amateurs.
Les variétés populations sont hétérogènes. Elles possèdent un patrimoine génétique très diversifié, ce qui permet à ces semences, résolument contemporaines, de s’adapter aux évolutions du climat et d’être plus résistantes aux maladies. Aussi, elles renforcent la biodiversité cultivée. Ainsi, l’établissement défend une vision « humaniste » et une sélection des graines fondée sur « une coévolution humaine, plante et lieu » et la réalité climatique bretonne, dont les artisans semenciers sont les architectes.
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« Artisane semencière »
« Je suis donc pépiniériste et artisane semencière. Ce sont deux métiers distincts, mais complémentaires, sourit Stéphanie Saliot. Quand tu es pépiniériste, tu apprends à produire tes végétaux essentiellement en semis et à maîtriser la multiplication des plants. Le fait de produire tes propres semences et d’en avoir en abondance vient alimenter ta production de plantes. C’est un cercle vertueux. »
D’année en année, les graines sont sélectionnées par la professionnelle selon un critère répondant à un usage. « Ce critère peut être lié à un goût, un aspect, une résistance aux maladies ou au climat… Pour les fleurs, cela peut être une couleur. Et bien qu’il y ait cette sélection, au final aucune graine ne se ressemblera. » Ce regard sur les graines lui permet de développer sa gamme de variétés vivaces novatrices, venues d’ailleurs.
Le métier d’artisane semencière est complexe, travailler avec le vivant demande une attention permanente. « On est constamment en apprentissage, à observer la nature et tenter de la comprendre. À s’adapter face aux interactions entre la plante, le sol, le climat. À chercher les levées de dormance d’une variété, le bon taux de germination pour une commercialisation auprès de l’établissement semencier. C’est galvanisant car, on est toujours en mouvement. Mais épuisant aussi. Tout n’est pas toujours bucolique. »
La reconnaissance du travail
Stéphanie souffle. Elle porte à bout de bras des plantes au quotidien en plus d’engagements politiques forts, intrinsèquement liés au projet économique de la coopérative.
L’importance de la valeur travail est même au fondement de Graines de liberté. « On ne peut pas combattre un système si on ne valorise pas et si on ne reconnaît pas un métier, insiste Emmanuel Antoine, président de la SCIC. Si pour certains parler de métier revient à désenchanter la cause, pour nous cela signifie la porter sans la contempler. On peut défendre un rapport sensible au vivant, sans oublier la raison pour autant. »
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« La semence, un bien commun »
Le système dont il parle, c’est celui de la semence industrielle. Au plan mondial, ce sont les semences dites hybrides F1, des lignées pures homogènes, qui dominent le marché depuis le milieu du siècle dernier et la modernisation de l’agriculture. « Ces semences sont obtenues par une sélection par généalogie consanguine, un peu comme les rois de France, illustre, avec satire, Emmanuel. Autrement dit, la F1 est issue de deux lignées d’une même espèce et récupère le caractère dégénéré de ses parents. Elle ne survit pas d’une année sur l’autre. Elle est moins résistante aux maladies, donc plus dépendante aux produits phytosanitaires. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien si les entreprises agrochimiques sont aussi des semenciers industriels… »
Ces industriels, tels que Bayer ou Limagrain/Vilmorin, contrôlent 60 % du marché mondial des semences et des pesticides, brassent des milliards et privatisent à coup de brevets les graines, « leur marchandise ». « Il est absolument crucial et urgent de s’opposer à la mécanique de privatisation du vivant par l’intermédiaire des brevets sur les gènes, sur les lignées pures. Pour nous, c’est impensable. La semence doit rester un bien commun », s’indigne Stéphanie Saliot.
De la graine à l’assiette
Cette privatisation provoque une érosion génétique des variétés cultivées et une homogénéisation de notre alimentation. « Peu importe où vous êtes sur la planète, vous mangez les mêmes variétés. Cet hiver, je suis partie à Nouméa. J’ai vu sur les étals de supermarchés des concombres produits dans des fermes dites locales et vertueuses. En réalité, il s’agissait de semences hybrides F1 achetées chez les mêmes semenciers qu’ici, se désole Stéphanie. Cette homogénéisation de l’alimentation crée une fragilité. Il y a là un enjeu colossal de sécurité alimentaire. »
De milliers de variétés cultivées à travers les époques et la planète, il n’en resterait qu’environ 150 selon la chercheuse agronome Véronique Chable. Une érosion qui nourrit le risque de famine, comme le rappelle l’histoire de la pomme de terre Irish Lumper en Irlande. « En plus, les F1 sont insipides et sans valeur nutritionnelle. À l’inverse, les semences variétés populations sont plus nutritives, accessibles et bien meilleures en bouche », s’exclame l’artisane semencière.
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Se réapproprier un savoir-faire
« Les graines sont à l’origine de tout, elles sont le fondement de nos systèmes alimentaires, rappelle, non sans gravité, Emmanuel Antoine. Connaître la graine, c’est connaître toute la chaîne. » Mais voilà. C’est aussi un savoir-faire semencier que les multinationales accaparent. « Un savoir qui s’est réduit comme peau de chagrin, presque perdu, regrette Stéphanie. Parce qu’il y a eu un système agro-industriel qui a dominé, dépossédant les paysans. C’est la grande histoire du capitalisme, en fin de compte. »
En devenant sociétaire de Graines de liberté, elle-même membre du Réseau semences paysannes, l’artisane semencière incarne une lutte pour la réappropriation de ce savoir, l’indépendance et l’autonomie des cultivateurs. « On est encore peu d’artisans semenciers, mais on monte en compétence et la valorisation de notre métier doit maintenant passer par une structuration économique de notre filière qui permette aux producteurs de continuer à cultiver bon et vivre bien. »