Crédit photo: Pauline Roussel

Larissa Mies Bombardi est chercheuse géographe et spécialiste des pesticides. Dans Pesticides : un colonialisme chimique, la Brésilienne dénonce le cynisme européen. Le Vieux Continent exporte massivement et sans vergogne au Brésil des produits interdits chez lui. Des poisons qui intoxiquent les corps et les terres étrangères. Rencontre.

Larissa Mies Bombardi est assise dans le sofa du petit salon du lycée Châteaubriand à Rennes (Ille-et-Vilaine). À ses côtés, sur une table de chevet en verre trempé, une sculpture en bois d’ébène est posée. Elle représente une femme, songeuse. Les lignes courbées de son corps, la main sous son menton, évoquent, sans équivoque, Le Penseur de Rodin. Larissa ne remarque pas la statuette. Toutes les deux sont perplexes, plongées dans des réflexions profondes.

Chercheuse géographe brésilienne, exilée loin de ses terres natales, Larissa a fait de ses recherches sur les agrotoxiques[1] une lutte de portée mondiale contre le modèle agro-industriel dominant. Avec son éditrice Paula Anacaona, elle est en Bretagne pour faire la promotion de Pesticides : un colonialisme chimique. Un essai écologiste et féministe, publié en français en février 2024, dans lequel elle dénonce l’hypocrisie européenne : « L’Europe empoisonne les corps et les terres brésiliennes en y exportant massivement des pesticides interdits chez elle. »

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Hypocrisie

L’expression lumineuse de la spécialiste des pesticides flanche. La mine grave, elle constate : « Les multinationales agrochimiques en Union européenne (UE), comme Bayer ou BASF, contrôlent un tiers du marché mondial des agrotoxiques. Pourtant, c’est ici que la législation est la plus rigoureuse. L’UE a déjà interdit 269 pesticides. »

Si le Vieux Continent est l’un des plus gros exportateurs d’agrotoxiques aux côtés des États-Unis et de la Chine[2], le Brésil est son Eldorado, avec ses innombrables et indécentes cultures transgéniques dépendantes des pesticides.

L’UE est aussi la région du monde où l’usage de phytosanitaires a le plus reculé ces dix dernières années, selon la chercheuse. « Il y a une immense contradiction. Sur la même période, au Brésil, l’usage des pesticides a augmenté de 76 %. C’est le plus gros consommateur au monde. »

Colonialisme

Larissa raconte que ces cultures intensives ont transformé les paysages du Mato Grosso, État situé à la frontière de l’Amazonie. « Les municipalités amazoniennes où il y a le plus de déforestation sont aussi celles où il y a le plus de pesticides pulvérisés. Cet usage massif est une dévastation physique et chimique », lâche l’universitaire, calme et ferme à la fois.

Elle invoque le colonialisme chimique. « Dans le colonialisme classique, l’Europe s’appropriait les terres et les richesses de l’Amérique latine dans la violence : déforestation, élimination des peuples autochtones… Et ses entreprises commerçaient des esclaves alors que l’esclavagisme était interdit chez elle », rappelle-t-elle.

Une domination du Nord sur le Sud qui trouve un écho assourdissant au XXIème siècle avec le commerce des pesticides.

Arme chimique

Un partenariat toxique dont Larissa a vu les conséquences de ses yeux sombres. En 2008, elle commence à scruter l’usage des agrotoxiques au Brésil. Elle est alors professeure au département de géographie de l’université de São Paulo et travaille avec le Mouvement des travailleuses et travailleurs ruraux sans terre (MST).

« Nous développions l’agriculture biologique avec les paysans et paysannes. Mais ils vivaient entourés de monoculture de canne à sucre, se souvient Larissa. Les propriétaires de ces champs pulvérisaient par avion des pesticides et aspergeaient les campements voisins des sans terre. L’élite de propriétaires terriens utilise les agrotoxiques comme arme chimique pour expulser les paysans et paysannes autochtones. »

Photo 2 : Pesticides, un colonialisme chimique, de Larissa Mies Bombardi, éditions Anacaona. Crédit photo : Pauline Roussel.
Photo 2 : Pesticides, un colonialisme chimique, de Larissa Mies Bombardi, éditions Anacaona. @Crédit photo : Pauline Roussel

Infanticide

L’impact des agrotoxiques sur l’environnement et la santé humaine est désastreux, d’autant plus pour les populations rurales. « Ces dix dernières années, 50 000 personnes ont été intoxiquées. Près de 20 % sont des enfants entre 0 et 19 ans, y compris des bébés. Un infanticide est en cours. »

Mais voilà. Ce ne sont que des chiffres officiels. La réalité est certainement plus mortifère estime l’universitaire. Elle évoque, péniblement, la relation spatiale entre l’usage intensif des agrotoxiques et des cas de fausses couches ou d’enfants mort-nés.

Cette situation pèse sur le corps et la santé mentale des femmes, qui portent ce drame. « À cause des schémas patriarcaux, la charge de prendre soin des personnes malades leur revient », s’indigne Larissa. 

Puis, il y a la faim qui gagne du terrain. Tous les ans, des records de récolte d’aliments sont battus au Brésil. Soja, canne à sucre, eucalyptus… Face à ces productions de matières premières, les surfaces agricoles de manioc, haricots noirs (fejão) et riz, la base de l’alimentation là-bas, déclinent.

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Boomerang

L’appétit vorace du capitalisme et ses ravages ne s’arrêtent pas aux frontières du Brésil. Dans son livre, Larissa objective un phénomène vicieux : « Le cercle d’empoisonnement. »

« Les agrotoxiques interdits, mais produits, en UE reviennent sur son sol par le biais des aliments qu’elle importe et consomme, et qui proviennent des pays vers lesquels sont exportés ces agrotoxiques, comme le Brésil. »

Par exemple, du carbendazime, un fongicide systémique interdit en UE depuis 2006 et considéré comme extrêmement dangereux par l’ONG Pesticide action network (PAN) pour la reproduction et le développement humain, est utilisé dans les bananeraies, les champs de céréales, de coton, de betterave, de soja, de tabac…

Universitaire en danger

Les chiffres de Larissa accusent. En 2019, elle traduit et diffuse en Europe son atlas Géographie de l’utilisation des agrotoxiques au Brésil et connexions avec l’Union européenne. Une compilation de 150 cartes, saisissantes et dérangeantes pour le gouvernement de Jair Bolsonaro, magnat de l’agro-industrie. « Je reçois des menaces qui tentent de disqualifier mon travail. Je suis traitée de menteuse. »

Jusqu’aux menaces de mort. Et cette nuit d’août 2020. Le domicile de sa mère, où elle vit depuis son divorce, est cambriolé par trois hommes. « C’était horrible… C’était du terrorisme psychologique. Je ne peux le prouver, mais j’ai la conviction que c’était une façon de m’intimider. »  

Le lendemain de cet assaut, elle part avec ses deux enfants. En 2021, elle s’exile en Europe. D’abord à Bruxelles puis à Paris où elle continue ses travaux.

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Féminisme décolonial

À 52 ans, Larissa vit encore avec la peur de retourner dans le pays qui l’a vu naître et grandir. « Les activistes écologistes y sont menacés ou assassinés. Mais depuis l’élection du gouvernement Lula, j’ai quand même un espoir de pouvoir rentrer. » 

Elle nourrit aussi l’espoir d’un renversement structurel de l’agro-industrie grâce à l’engagement des femmes rurales. « Historiquement, elles sont les gardiennes du savoir de l’alimentation de subsistance. Avec l’avancée de l’agriculture commerciale, elles ont été mises de côté. Aujourd’hui, elles se rassemblent en îlot de résistance pour dénoncer les impacts des agrotoxiques et faire revivre l’agroécologie. C’est tout une charge qui repose sur elles, mais elles sont puissantes. » L’œil pétillant, Larissa soutient ce mouvement qui prend de l’ampleur.

Carte présentant les intoxications au Brésil par des agrotoxiques à usage agricole. Source : Géographie de l’utilisation des agrotoxiques au Brésil et connexions avec l’Union européenne de Larissa Mies Bombardi (2019).
Carte présentant les intoxications au Brésil par des agrotoxiques à usage agricole. Source : Géographie de l’utilisation des agrotoxiques au Brésil et connexions avec l’Union européenne de Larissa Mies Bombardi (2019).

Pour aller plus loin :

À lire : Larissa Mies Bombardi, Pesticides : un colonialisme chimique. Éditions Anacaona, février 2024, 106 pages.

À écouter : Le podcast des éditions Anacaona, Une caravane agroécologique et féministe au Brésil, mars 2024. Disponible en ligne.


[1] Ce terme – utilisé pour la première fois en 1977 par Adilson Paschoal, professeur d’agronomie brésilienne – s’oppose aux termes répandus tels que pesticides ou produits phytosanitaires et met l’accent sur la nature toxique de ces produits.

[2] En 2017, la Chine a racheté Syngenta, la plus grande entreprise de produits chimiques, à la Suisse.