Contrairement à l’idée que la société avance à grands pas dans sa féminisation paritaire, l’agriculture, elle, n’a pas véritablement progressé depuis des années. Selon le dernier recensement, les femmes ne représentent encore qu’un quart des chefs d’exploitations en France, soit le même niveau qu’il y a dix ans. La sémantique parle pour elles d’ailleurs puisque le mot « agricultrice » n’est apparu dans le dictionnaire français qu’en 1961. Pourtant les femmes n’ont pas attendu cette année-là pour travailler dans les exploitations à temps plein.
Le bouleversement de l’Après-guerre
A l’après-guerre, le secteur se transforme radicalement à travers la mutation des structures de production, le bouleversement des techniques agronomiques et le remembrement. Le paysan devient alors un technicien en s’éloignant du vivant grâce – à cause ? – de la mécanisation galopante dans les champs. Le travail des femmes y est alors jugé trop peu qualifié pour suivre le mouvement et est invisibilisé au profit des tracteurs et consorts.
En 1962 enfin, sans doute à la lueur des mouvements sociaux émergents et des premières demandes d’installation de jeunes agricultrices, notamment en région Bretagne, la création des Gaec, les groupements agricoles d’exploitation en commun, permet à des agriculteurs de s’associer. Il s’agit là d’une première étape pour l’obtention d’un statut professionnel distinct de la situation matrimoniale.
L’épouse est, malgré tout, toujours considérée comme une simple aide familiale, donc encore reléguée au second plan. Preuve en est, comme épouse du chef d’exploitation agricole, jusqu’en 2009, la MSA, la Mutuelle sociale agricole, leur octroie à peine le minimum vital une fois retraitée : 280 € mensuel. Une misère.
La lutte des années 1980
En 1980, les conjointes d’exploitants agricoles obtiennent enfin, et de haute lutte, le statut de co-exploitante qui leur permet de gérer la partie administrative de l’exploitation et leur donne certains droits, comme l’accès à la retraite. Mais la véritable avancée en matière de reconnaissance du travail agricole, à la faveur de grandes manifestations d’agricultrices et de sa cheffe de file Anne-Marie Crolais en 1983 en Bretagne à Saint-Brieuc, voit le jour en 1985 avec l’apparition de l’EARL, l’exploitation agricole à responsabilité limitée.
Les conjoints peuvent alors s’associer, tout en individualisant leurs tâches et leurs responsabilités. C’est un énorme pas en avant pour la visibilisation des femmes et la reconnaissance de leur travail. Toutefois, c’est grâce à la loi du 9 juillet 1999, qui institue le statut de « conjoint collaborateur », que l’on favorisera la protection sociale des agricultrices. Tout du moins jusqu’à l’obtention du congé maternité similaire à celui des salariées, qui n’existe que depuis 2019. Ce qui en dit beaucoup sur leur égalité des droits.
Aujourd’hui, on estime à 5 000 le nombre de femmes qui travaillent encore dans des fermes sans être déclarées. L’injustice sociale se reflète dans le procès en incapacité dont la plupart souffrent toujours, en plus de l’éloignement des centres de santé et d’éducation, dû à la ruralité.
La force du collectif
Être une agricultrice aujourd’hui n’est donc pas un long fleuve tranquille : discrimination à l’accès au foncier, aux prêts bancaires – d’autant plus si elles sont mères célibataires – l’accès aux formations techniques, éviction des postes à responsabilité, double invisibilisation pour les ouvrières agricoles que l’on oublie au fond des champs, etc.
Heureusement il y a la force du collectif. Celui qui soigne, celui qui écoute, celui qui permet aux groupes de femmes de retrouver une dignité ou d’apprendre que le mot féminisme n’est pas un gros mot en milieu rural, réputé conservateur.
Et enfin, il y a les figures de proues inspirantes, celles qui donnent de la force aux autres pour trouver l’élan et le courage de s’émanciper seule en campagne, comme Larissa Mies Bombardi, en fuite de son pays, le Brésil, alors qu’elle y dénonce des pratiques mortifères pour les champs comme pour les vivants. Ces femmes-là luttent et œuvrent durablement pour installer des pratiques et une entraide inédite. Elles se sont engouffrées dans la brèche et ne feront plus marche arrière. Elles sont fières et veulent que leur talent soit connu. C’est chose faite ici-même.
Des références à lire, écouter ou voir :
- Le podcast Paysannes en lutte de Charlotte Bienaimé sur Arte Radio
- Le film Croquantes, de Isabelle Mandin et Tesslye Lopez
- Le documentaire Moi, Agricultrice de Delphine Prunault
- L’ouvrage Féministes des champs de Constance Rimlinger, éditions PUF Fev. 2024
- L’ouvrage Pesticides : Un colonialisme chimique de Larissa Mies Bombardi, éditions Anacoana
- La bande dessinée Il est où le patron, de Maud Bénézit & Les paysannes en polaire.
- La captation de tables rondes autour des problématiques vigneronnes lors du salon Canons à Nantes
- Les treize épisodes de La Voix d’Armand Chartier, réalisateur français, producteur de films documentaires sur le monde rural, une collection considérée comme culte et pionnière pour éclairer les destins et la vision humaniste des femmes en ruralité.