Dans les allées du marché aux bestiaux de Cholet, dans le Maine-et-Loire, de nombreux agriculteurs rencontrés revendiquent voter pour l’extrême droite aux élections européennes de juin 2024. Alors que cet électorat est traditionnellement ancré à droite, que raconte cette bascule ? Est-elle réelle ou s’agit-il d’un effet de loupe ? Auteur d’une enquête sur le vote agricole pour ces élections, le sociologue François Purseigle relativise cette évolution.

« De toute façon, l’UE est morte. » Moins de trois semaines avant les élections auxquelles sont conviés près de 360 millions d’Européens, cet agriculteur de 61 ans qui souhaite rester anonyme est remonté comme un coucou. « Je ne voterais pas, j’ai déjà été cocu une fois. J’ai voté contre le référendum en 2005. Depuis, je ne vote plus du tout. »

En ce lendemain de lundi de Pentecôte, dans l’allée centrale du marché aux bestiaux de Cholet, dans le Maine-et-Loire, les agriculteurs présents oscillent entre désillusion et Rassemblement national.

Avec une capacité de 2500 bêtes, le marché aux bestiaux de Cholet peine aujourd’hui à dépasser les 900 têtes. @Crédit photo : Maxime Pionneau

Il est 13 h 30 et près de 700 bêtes meuglent dans un concert assourdissant sous le bâtiment ouvert aux quatre vents. « C’est un petit marché, un marché décalé, parce qu’on est mardi », précise Stéphane Brochard, responsable du site depuis 1992. Celui qui a des faux airs de l’écrivain réactionnaire Sylvain Tesson ajoute : « Aujourd’hui, un beau marché, c’est qu’on a plus de 900 bêtes. Y’en a quasiment jamais dans l’année. »

Sur le site de Cholet Agglomération (qui gère l’endroit), on lit que la « capacité actuelle est de 2 500 bêtes ». L’an dernier, 48 000 bovins sont passés par ici.

« Il y a un malaise »

« Le résultat [des élections] va leur faire tout drôle. Si je vote, c’est pour Bardella, je vous le dis. », prévient Jean-René, un négociant venu du Pin-en-Mauges. Électeur de droite comme la majorité du monde agricole, il envisage maintenant l’extrême droite. Alors que la liste du Rassemblement national est créditée de plus de 30 % d’intention de vote dans les sondages, le sexagénaire venu du Pin-en-Mauges ne fait pas figure d’exception.

Il illustre parfaitement l’amenuisement du cordon sanitaire qui touche électeurs et politiciens. A l’image du maire de droite de la ville, Gilles Bourdouleix, qui, en mars, déclarait au Courrier de l’Ouest être prêt à voter pour le parti d’extrême droite.

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« Je vais aller voter pour Bardella : c’est celui que je sens le mieux », s’enthousiasme à son tour Gilles, 62 ans et électeur du Front devenu Rassemblement depuis « au moins 20 ans ». « Il faut revoir cette Europe », ajoute l’agriculteur retraité venu de Chavagnes-en-Paillers (Vendée), désignant l’institution comme responsable du marché bien maigre du jour.

« Bardella ! », s’enflamme Pierre, agriculteur de 72 ans venu de Saint-Macaire-en-Mauges, à vingt minutes de voiture d’ici. « Il est grand temps, le reste, c’est que des conneries. Les valeurs morales foutent le camp », juge ce téléspectateur de CNews. Michel, venu de Chaudron-en-Mauges, offre une légère nuance : « Bardella ? J’ai un peu peur de lui. On ne sait pas s’il veut rester dans l’UE. »

« Un tropisme de droite »

Au lendemain du mouvement social agricole de janvier, François Purseigle (sociologue et enseignant à l’École nationale supérieure agronomique de Toulouse) et Pierre-Henri Bono (économètre au centre de recherches politiques de Sciences Po) se sont penchés sur les intentions de vote des agriculteurs.

« Les agriculteurs sont très peu présents dans les sondages d’opinion. Avec la méthode des quotas, les chefs d’exploitation ne représentent que 1,3 % de la population active », indique François Purseigle. Dans une enquête réalisée en avril auprès de 1258 exploitants agricoles, ils mettent en exergue des « intentions de vote qui confirment le tropisme de droite des agriculteurs ».

« La moyenne d’âge ici est de 50-60 ans, des jeunes avec des bêtes, y’en a plus », observe Pierre, un agriculteur septuagénaire installé dans les Mauges. @Crédit photo : Maxime Pionneau.

L’enquête souligne une proximité partisane plus forte avec les Républicains (17 % des exploitants agricoles, contre 6 % chez les Français). « Cette population a été conquise par les Gaullistes au sortir de la Seconde Guerre mondiale et la figure de Chirac dans les années 1970. Il y a des liens encore très forts entre des élus professionnels et des élus LR. On a une population de droite, mais issue d’un catholicisme social, plutôt progressiste et pro-européenne », situe le sociologue spécialiste des mondes agricoles.

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Les jeunes agriculteurs tentés par l’extrême droite ?

L’enquête fait ressortir que 20,9 % des chefs d’exploitation souhaitent voter pour la liste du RN. Soit 10 points de moins que dans la population générale. « Il n’y a pas de bascule [à l’extrême droite] », tranche le chercheur dont l’enquête opère une distinction entre le monde rural et agricole.

Quand 22 % des ruraux revendiquent une « proximité partisane » avec le RN, ce n’est le cas que pour 14,7 % des chefs d’exploitation et 19,1 % des Français. Pour autant, l’extrême droite grimpe chez les chefs d’exploitations de moins de 40 ans : 46 % d’entre eux accorderaient leur vote aux listes d’extrême droite (Reconquête !, Debout la France ou les Patriotes).

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« C’est difficile d’étudier cette évolution, mais on l’avait déjà constaté dans Les Mondes agricoles en politique. On constatait que le verrou avait sauté et que la banalisation était en cours », relate le chercheur. Autre chiffre marquant : 54,4 % des sondés estiment qu’EELV est le parti qui « représente et défend le moins bien le monde agricole ». « Cette défiance est moins grande chez les exploitations en bio qu’en conventionnel. Cette défiance concerne les partis de gauche et le rejet de l’exigence réglementaire. Les bios se positionnent plutôt à gauche, mais une vingtaine de pourcent d’entre eux s’apprêtent à voter pour le RN ou Marion Maréchal. » 

L’agriculture au cœur des débats ?

La place de l’agriculture dans ces élections a quelque chose de paradoxal. D’un côté, la politique agricole commune (PAC) représente un tiers du budget de l’UE [1] et le conflit russo-ukrainien a remis sur la table l’importance stratégique de l’agriculture. Pourtant, un sondage Ipsos du 15 mai classe « l’avenir de l’agriculteur » comme un sujet déterminant pour seulement 11 % des sondés. Loin derrière le pouvoir d’achat ou l’immigration. « On a un éloignement d’une grande partie de la population avec le monde agricole », tente d’expliquer François Purseigle.

Avec une population agricole qui s’étiole [2] et vieillit [3], que pèse-t-elle dans le corps électoral ? Le sociologue tempère ce qui peut apparaître comme une fatalité : « L’agriculture demeure une force sociale et politique, c’est un monde très bien organisé et les hommes politiques le savent. Et ils savent que les Français sont attachés à la question agricole. »


  • [2] Selon l’Insee, on comptait 604 000 chefs d’exploitation en 2010 contre 496 000 en 2020.

Légende bannière : Au marché aux bestiaux de Cholet, dans le Maine-et-Loire, certains agriculteurs revendiquent leur vote pour l’extrême droite aux élections européennes de juin 2024. @Crédit photo : Maxime Pionneau