Et (spoiler) le Rassemblement national n’y changera rien, au contraire. C’est dans une France en gueule de bois perpétuelle, depuis l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron le 9 juin dernier (et encore plus depuis le score historique du RN au premier tour des élections législatives), qu’on a discuté avec Nora Bouazzouni. La journaliste est l’autrice du croquant essai Mangez les riches, la lutte des classes passe par l’assiette. Alors que tout à chacun tire la nappe du pouvoir d’achat vers soi, voici un sujet plus que d’actu.
Jean-Jacques Rousseau, Aerosmith et même la rue le dit : « Eat the rich ! » C’est aussi un conseil alimentaire plus fiable que « Manger bouger » donné par Nora Bouazzouni, journaliste et fille de prolos. En octobre 2023, elle signe aux éditions Nouriturfu un essai cru et piquant : Mangez les riches, la lutte des classes passe par l’assiette.
Punchline sur punchline, elle épluche les injustices du système alimentaire et atomise les rapports de domination qui collent au fond de la poêle (vous savez, ces saletés bien incrustées). Le tout, servi sur un plateau de vérités ultra-sourcées.
De l’illusion de l’abondance à la montée du Rassemblement national en France, en passant par les violences alimentaires ou encore la malbouffe en barquette dans les supermarchés… On a discuté avec Nora. Pendant que les multinationales et compagnie se gavent, les plus démunis « crèvent la dalle ». Il semble urgent de mettre un coup de pied dans la pièce montée.
BOUFFE PARTOUT, ACCESSIBILITÉ NULLE PART
Dans votre livre, vous passez à la casserole le système alimentaire. Selon vous, la France est plongée dans l’insécurité alimentaire ?
Oui et les chiffres le prouvent. Le droit à l’alimentation[1] n’est pas respecté. Le problème, c’est qu’en France, contrairement au mal-logement, la faim ne se voit pas, à l’inverse des pays dit « des Suds » où se succèdent famines et pénuries. Mais en France aussi, des personnes souffrent de la faim.
Le système alimentaire est extractiviste, violent et mortifère. Il perpétue les inégalités de classe. Un Français sur quatre a du mal à se payer trois repas par jour. Pourtant, on adore répéter qu’on vit dans le pays de la gastronomie, du terroir et de la cocagne. Les étals des supermarchés sont pleins, mais l’abondance est une illusion. Ce qu’il manque, ce n’est pas la disponibilité, c’est l’accessibilité à une alimentation saine, durable et choisie.
À propos d’accessibilité, vous rappelez que « le prix plancher en-deçà duquel il est presque impossible de respecter les recommandations nutritionnelles [est estimé] à 3,50 € par jour, par adulte pour trois repas ». Or, en France « huit millions de personnes ont moins de 3 € par jour pour se nourrir » [2]. Bien manger, volonté individuelle ou privilège ?
Penser que « bien manger, ça ne coûte pas cher » est un mythe conforté par le discours dominant, politique et médiatique qui me rend dingue. Je passe mon temps à le débunker [démystifier en français, ndlr]. Il y a un tas de problèmes matériels qui empêchent de bien s’alimenter. Il y a le manque d’argent, mais pas seulement. Il y a aussi l’accessibilité, le temps, la santé, le matériel, les connaissances, les compétences…
En France, on n’a pas de déserts alimentaires comme aux États-Unis. En revanche, tout le monde n’a pas facilement accès à un magasin ou une ferme avec des produits de saison, bio, locaux ou en vente directe. D’autant plus que, dans les campagnes, les transports en commun, c’est nada. Et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres… Croire que bien s’alimenter est une question de volonté est un fantasme culpabilisant et condescendant des dominants sur les prolétaires.
Pourtant, le ministère de la Santé assène la population à coups de recommandations comme « Mangez cinq fruits et légumes par jour ». Ces politiques sont-elles hypocrites, quand on sait que l’accès aux produits frais n’est pas garanti par l’État et que consommer au moins cinq fruits et légumes par jour et par personne représente entre 5 et 16 % d’un Smic net mensuel pour une famille de quatre ?
Au-delà de l’hypocrisie, ces messages de prévention sont des injonctions dangereuses. Ils créent une altérité, un mépris, de la rancœur, du mensonge, de la culpabilité. S’ils sont accessibles à travers leur mode de diffusion, ils ne sont pas acceptables et applicables pour toutes et tous.
Pour les personnes qui n’ont pas les moyens (financiers ou autres) de les appliquer, ces messages sont une violence. Ils légitiment qu’on blâme uniquement l’individu pour ses problèmes de santé liés à ce qu’il bouffe.
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À QUI PROFITE LA FAIM DU MONDE ?
Vous écrivez qu’il ne faut pas « se tromper d’ennemi ». L’ennemi, c’est le duo agro-industrie et grande distribution ?
Il suffit d’aller au supermarché et de regarder dans les rayons ce que l’agro-industrie est autorisée à nous vendre. Des produits à 2 €, délétère pour la santé, mais qui remplissent le bide. Il ne faut pas s’étonner qu’on soit malade. Tant qu’aucune loi ne limite ces produits ultra-transformés et rend abordables les produits sains, comment peut-on dire aux individus : « C’est de votre faute » ? C’est inaudible.
Médiatiquement, la grande distribution a le champ libre pour débiter ses mensonges sans jamais être contredite. Je pense à Michel-Edouard Leclerc qui se positionne en sauveur de notre pouvoir d’achat, sans jamais être interrogé sur sa responsabilité dans l’inflation qui étrangle la population et vide les ventres quand lui s’en met plein les poches et la panse en fixant des marges [3] énormes. C’est méprisant pour le monde paysan, méprisant pour les gens. Et parallèlement, on fait passer les personnes qui portent des projets de solidarité alimentaire pour des hippies perchés.
Qui d’autres se gavent sur le dos des classes laborieuses ?
Il y a les financiers (banques, spéculateurs) ou encore les multinationales qui détiennent l’oligopole agroalimentaire mondial, comme les entreprises « ABCD » [4]. Ces petites élites s’accaparent toutes les richesses et contrôlent le marché de A à Z. De la semence jusqu’à la distribution, en passant par la production, la vente de produits phytosanitaires, la gestion des stocks, la transformation… Main dans la main avec les politiques, elles se battent pour leurs intérêts de classe.
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MANGER LES RICHES, MANGER LES FACHOS ?
Quand le peuple a faim, il se révolte pour « faire ripaille » des riches. Est-ce qu’on se dirige vers des émeutes de la faim en France ?
Oui, clairement ! Notre gouvernement, sciemment, ne veut pas voir le problème de l’insécurité alimentaire alors que des millions de personnes dépendent, au quotidien, de l’aide alimentaire. Elle est devenue systémique et comble l’inaction totale des politiques. Elle pallie leur absolu désintérêt pour l’alimentation et la population. Elle ne lutte pas profondément contre la pauvreté. En plus de cela, elle soutient un modèle agricole productiviste et intensif.
On est dans le mur, bien encastrés, et on continue de s’enfoncer dans le béton avec la casse sociale : des minimas sociaux toujours plus minimaux (retraites, chômage, RSA…) et des cotisations qui augmentent sans être redistribuées. Derrière la politique d’Emmanuel Macron, je vois une politique profondément prolophobe. C’est pire que du mépris de classe. C’est un projet d’ethnocide des pauvres [5].
Quand certains ne se nourrissent de rien, le Rassemblement national lui se nourrit du désarroi. Quels risques pèsent sur les classes populaires si l’extrême droite arrive au pouvoir ?
Le RN soutient le modèle agricole productiviste intensif et est résolument anti-écolo : contre l’interdiction du glyphosate, pour les pesticides, pour les mégabassines. Ce parti refuse de plafonner les aides de la PAC (la politique agricole commune) et défend un système qui file du pognon aux plus riches, aux grandes exploitations…
Avec le RN au pouvoir, la pauvreté se creusera et les politiques néolibérales posées par la droite capitaliste poursuivront leur chemin. On voit très bien contre quoi vote systématiquement ce parti : contre l’augmentation du Smic, contre le blocage des prix des produits de première nécessité, contre l’indexation des salaires sur l’inflation…
C’est un parti dangereux, qui repose sur une perpétuation du système de classe. La lutte des classes n’existe même pas pour le RN. Seule la lutte des races existe. Il instrumentalise la bouffe à des fins nationalistes. Ils font leur beurre sur des fantasmes racistes et xénophobes avec un mythe protectionniste qui n’a aucun sens. J’ai peur de leur projet de « préférence nationale ». Sûrement qu’avec le RN seuls les Français et Françaises de « souche » (avec 25 000 guillemets) pourront bénéficier de l’aide alimentaire. Dans leur idéologie réactionnaire, il n’y a aucune solidarité possible. La haine l’emporte.
Or, il faut absolument (re)créer de l’entraide pour renverser la table, faire advenir une démocratie alimentaire qui redonne le pouvoir au peuple de choisir comment s’alimenter. Ces solidarités alimentaires ne pourront pas, seules, mettre fin à une société structurellement inégalitaire. De même qu’elles ne pourront pas remplacer un revenu et des conditions matérielles d’existence décentes. Pour cela, il faut taxer les riches et redistribuer. Mais, elles restent essentielles pour entamer la lutte des classes, qui passe par l’assiette. C’est d’ailleurs tout l’enjeu des projets de Sécurité sociale de l’alimentation.
Trois questions à Anne Zunino, éditrice et co-fondatrice des éditions Nouriturfu
Vous avez créé en 2016 Nouriturfu, une maison d’édition dédiée à l’alimentation comme sujet éminemment sociétal, avec Antonin Iommi-Amunategui. Pourquoi ?
Dans le domaine de l’édition, comme dans beaucoup d’autres, l’alimentation est concentrée entre les mains de gros mastodontes qui réduisent cette thématique à un aspect essentiellement pratique. Ils produisent de beaux livres gastronomiques, des bouquins de chefs (hommes), de recettes, de santé… Ces publications sont monotones et n’ont rien d’engagées. Comme si l’acte de se nourrir ou de boire était déconnecté de la société.
Nous avons voulu montrer que l’acte de consommer en société, ce n’est pas seulement (et loin de là) hédoniste. À travers les événements et livres que nous produisons, nous voulons porter une réflexion plus profonde et engagée sur l’alimentation, un thème qui parle à tout le monde.
À ce sujet, vous avez une collection crue, piquante et résolument engagée « Le poing sur la table ». On y retrouve notamment le bouquin de Nora Bouazzouni, Mangez les riches. Que raconte cette collection ?
Cette collection donne la possibilité à un ou une autrice de taper du poing sur la table et de dire : « Moi, je pense ça de ce sujet. » Il ou elle donne son point de vue sur un sujet qui lui tient à cœur et y apporte un peu de poil à gratter, loin des sentiers traditionnels.
Cela prend la forme, le plus souvent, d’essais, mais ce ne sont pas des ouvrages de sciences humaines pures et dures. Si les livres sont très sourcés et détaillés, ils adoptent un ton à la fois caustique et pédagogique. Faiminisme, qui lie féministe et alimentation, de Nora était le premier livre de cette collection.
Vous dites que l’alimentation, ça parle à tout le monde. En effet. Mais comment informer sur ce sujet sociétal crucial de manière accessible et acceptable pour toutes et tous ?
Trouver la réponse à cette question, c’est tout notre mission et c’est loin d’être acquis. Nous sommes toutes et tous obligés de manger, comme on veut ou peut. De là à acheter des livres qui parlent de l’alimentation en société, c’est autre chose. Alors, nous essayons d’attirer le public avec des thématiques intrigantes, inédites. D’avoir un propos abordable (dans le langage comme le prix) et drôle parfois, même si les sujets sont durs.
Dans chaque livre, nous explorons l’acte de manger à travers un fait ou phénomène de société. Comme l’alimentation en prison, l’alimentation et la lutte des classes, l’alimentation et le genre, etc. Souvent, c’est ce regard décalé qui nous permet de toucher un lectorat plus large.
[1] Les Nations unies définissent le droit à l’alimentation comme « le droit d’avoir un accès régulier, permanent et libre, soit directement, soit aux moyens d’achats monétaires, à une nourriture quantitativement et qualitativement adéquate et suffisante, correspondant aux traditions culturelles du peuple dont est issu le consommateur, et qui assure une vie psychique et physique, individuelle et collective, libre d’angoisse, satisfaisante et digne ». Ce droit n’est pas opposable.
[2] Nicole Darmon, directrice de recherche à l’Inrae, « Manger équilibré pour 3,5 euros par jour : un véritable défi », La Santé de l’Homme, n°402, 2009.
[3] Échec cuisant des lois EGalim I, II et III : le système agroalimentaire est toujours aussi peu transparent sur ses marges.
[4] Les ABCD sont les entreprises Archer Daniels Midland, Bunge, Cargill et Louis-Dreyfus. Il s’agit des quatre plus grosses entreprises de négoce des céréales. En 2022, leurs profits ont explosé comme le révèle cet article de La Relève et La Peste.
[5] Nora Bouazzouni emprunte ce terme à l’anthropologue Bénédicte Bonzi qui, sur ces mêmes questions alimentaires, parle « d’ethnocide paysan ».
Photo bannière : Nora Bouazzouni est journaliste et autrice, spécialiste des questions d’alimentation et de genre. @Crédit photo : Chloé Vollmer-Lo