L’Affaire du siècle en France, Urgenda aux Pays-Bas, les Aînées pour la protection du climat en Suisse… Ces dernières années, les affaires climatiques portées en justice par des collectifs de citoyens se sont multipliées. L’objectif ? Faire condamner les États pour inaction climatique et les contraindre à respecter leur droit à vivre dans un environnement sain. Et si les citoyens se mobilisaient devant les tribunaux pour défendre leur accès à une alimentation saine et durable ? Si la loi ne le permet pas encore, le droit pourrait devenir un levier de changement.

Et si l’accès à une alimentation saine et durable devenait un droit ? Et si les collectifs de citoyens pouvaient aller en justice pour obtenir des États et des industriels l’accès à des denrées nutritives et de qualité qui ne nuisent pas aux écosystèmes ? Et si demain, des grands procès mettaient la question de l’alimentation à la une ? L’idée, attrayante, semble un peu utopiste. Et pourtant…

« On pourrait imaginer que des contentieux soient portés en justice. Aujourd’hui, l’urgence climatique, avec les inondations, les incendies, est plus visible que la chute de la biodiversité [liée notamment à la production de nos aliments], mais l’alimentation est également une priorité », explique Élisabeth Lambert.

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Protéger la santé humaine et des écosystèmes

La juriste, directrice de recherche au CNRS, travaille sur les sujets de santé environnementale et depuis quelques années sur le projet « Prendre au sérieux le droit à une alimentation saine : perspectives européennes ». Elle vient de publier un ouvrage à ce sujet Prendre au sérieux le droit à une alimentation saine et durable (Peter Lang, 2024).

Selon elle, la loi pourrait évoluer pour faire place à un droit à une alimentation saine et durable, appartenant au droit à un environnement sain, lui-même de plus en plus mobilisé par des collectifs de citoyens lors de contentieux climatiques.

Ce droit viserait à protéger l’accès à une alimentation qui assure la santé, à la fois pour les humains mais aussi pour les écosystèmes ; l’exemple le plus marquant étant sans doute celui des pesticides, dont on trouve des traces à la fois dans la nature et dans les aliments et dont les conséquences nocives sur l’environnement et la santé humaine sont scientifiquement prouvées.

Élisabeth Lambert, Prendre au sérieux le droit à une alimentation saine et durable (Peter Lang, 2024).

Un chemin encore long…

Bien sûr, le chemin est encore long. D’abord, parce que le droit à l’alimentation qui existe déjà et garantit l’accès à la nourriture est très peu invoqué ou reconnu en justice. « Il est pris en compte essentiellement devant la Cour européenne des droits de l’homme sous l’angle des traitements inhumains ou dégradants, analyse Élisabeth Lambert. Le seuil de gravité doit être extrêmement important. »

Ensuite, parce que des freins demeurent en Europe : « On pourrait aller plus loin, dans le sens où certains pays ont limité les quantités de sucre ou de gras dans les aliments. Mais cela reste compliqué car on y oppose la liberté économique et l’innovation industrielle. »

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De plus, l’industrie ne peut être limitée tant que des produits sains sont proposés sur le marché et que le consommateur dispose d’information. « Mais on oublie que tous les consommateurs n’ont pas les moyens financiers de s’acheter des produits sains et n’ont pas forcément les ressources cognitives pour comprendre les informations sur les produits. » Un droit à l’alimentation saine et durable éviterait ainsi de faire reposer la responsabilité sur les individus.

Certaines initiatives comme le Nutriscore ayant pour but d’informer les consommateurs ont eu comme conséquence indirecte de pousser les industriels à modifier leur recette. Mais la mesure reste non-obligatoire. « En présence de connaissances solides robustes, le politique pourrait imposer aux industriels de ne pas recourir à certaines substances, comme cela se pose en France aujourd’hui concernant les nitrites dans les produits de charcuterie » ; où des liens entre leur présence et le cancer colorectal ont été établis.

… mais déjà un frémissement

La notion d’alimentation saine et durable fait toutefois son chemin. Des institutions comme l’Organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture et l’Organisation mondiale de la santé ont déjà planché dessus. Tout comme France Stratégie, qui a publié en septembre 2021 un rapport Pour une alimentation saine et durable. Analyse des politiques de l’alimentation en France. « Le lien [entre alimentation saine et durable] est fait, mais les conséquences ne sont pas du tout tirées », nuance Élisabeth Lambert.

Si l’Europe semble réticente à instaurer un tel droit, des initiatives émergent sur le continent. Au Portugal, en 2018, le groupe parlementaire Bloco de Esquerda a présenté une proposition de loi visant à créer une loi-cadre en faveur d’un droit humain à une alimentation et une nutrition adéquates : « Elle a échoué en raison de l’absence de prise de conscience politique et de la peur du coût budgétaire pour l’État », analyse la chercheuse.

En Italie, même si sa mise en œuvre est laborieuse, la province de Lombardie, au nord du pays, a mis en place une loi pour la reconnaissance, la protection et la promotion du droit à l’alimentation, qui « reconnaît et protège sur son territoire le droit universel d’accès à une quantité suffisante d’aliments sûrs, sains et nutritifs en tant que droit humain fondamental pour tous les individus ».

Un droit collectif, préventif, constructif

Dès lors, quelle forme pourrait prendre ce droit ? « Il ne faut pas le penser comme un droit individuel – c’est-à-dire qu’il faut être victime d’une violation directement ou indirectement pour aller en justice – mais comme un droit collectif et préventif » ; à l’instar du droit à un environnement sain, où des groupes d’individus s’allient pour aller en justice.

La participation citoyenne pourrait aussi avoir sa place : « La convention citoyenne sur le climat a montré que les citoyens peuvent s’informer et proposer des mesures intéressantes. » L’idée est donc de permettre aux citoyens d’être impliqués à l’échelle des territoires avec les acteurs locaux, les filières afin de pouvoir repenser l’accès à l’alimentation, les filières de productions, etc. Et d’être donc pleinement partie prenante de ce nouveau droit.

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Photo bannière : Et si les citoyens se mobilisaient devant les tribunaux pour défendre leur accès à une alimentation saine et durable ? @Crédit photo : Rawpixel CC0 License