« Mangez cinq fruits et légumes par jour », « manger bouger », que valent ces recommandations pouvant vite devenir des injonctions dans un pays aux revenus moyens par habitant, où l’accessibilité aux commerces et à une nourriture « bonne pour la santé » est aussi disparate que son territoire ? Pourtant, partout en France dans des villages, banlieues et métropoles, à la campagne ou au bord de la mer, des bonnes volontés, des associations et des politiques s’organisent pour apprendre aux enfants à (re)nouer le lien avec ce qu’ils mangent. Une éducation que beaucoup aimerait voir sanctuarisée pour ne pas que la souveraineté alimentaire s’affiche uniquement comme un slogan.

Cette inégalité des chances et des pratiques, Camille Labro, journaliste culinaire pour Le Monde notamment, l’a constatée tout au long de sa carrière. Jusqu’à décider – prise par un sentiment d’urgence – de fonder l’association L’École comestible dans le but d’éduquer les enfants dès leur plus jeune âge.

« Je me suis demandée comment on en était arrivé là, pourquoi les gens se nourrissaient de choses nocives pour eux, en pensant qu’il n’y avait pas d’autres options ? Pour y remédier, je crois qu’il n’y a qu’une seule solution : l’éducation, explique-t-elle. Il faut que ce soit ancré dans les savoirs fondamentaux au même titre que le français ou les maths. »

En 2019, la journaliste monte son association, embarquant avec elle tout un réseau de connaissances : chefs, agriculteurs et bénévoles de tous horizons. Une troupe bien déterminée à mettre la question du « bien manger » sur la table des écoliers, en se rapprochant des enseignants qui acceptent d’accueillir les ateliers dans leurs classes : « J’ai eu cette espèce d’intuition qu’il ne fallait pas commencer par le haut mais sur le terrain. Cinq ans plus tard, je ne suis toujours pas allée taper à la porte de l’Éducation nationale », s’amuse-t-elle.

Un programme pédagogique solide

Très vite, l’association se rend compte qu’il lui faut des bases solides pour accompagner au mieux les professeurs. L’arrivée de la pandémie de Covid-19 leur permet de s’organiser. L’équipe composée de chefs, maraîchers, journalistes et nutritionnistes utilise son intelligence collective éclectique pour construire un programme pédagogique complet. « Un parcours qui porte nos valeurs et qui éduquent les enfants à ce quon considère comme une bonne alimentation, cest-à-dire plus végétale, sur le brut, le bio, le direct. »

Les ateliers se déroulent idéalement avec la même classe sur deux à trois ans à raison de cinq à six ateliers par an avec des grands axes (le végétal, goûts et sens, de la graine aux légumes).

Pour chaque atelier, un formateur rémunéré s’engage sur l’année. Aujourd’hui, l’association est présente sur sept régions : « Depuis 2019, on a sensibilisé plus de 20 000 enfants et réalisé plus de 3 000 ateliers dans toute la France », estime Camille Labro.

Camille Labro, journaliste culinaire au Monde, a fondé de l’École comestible, pour plus d’égalité des chances et des pratiques en matière d’alimentation. @Crédit photo : Amélie Croynar

Publics

Au fil du temps, l’École comestible privilégie aussi les établissements classés en REP, REP + (réseau d’éducation prioritaire). « Si tu vas dans les zones défavorisées, rurales ou suburbaines, ou les déserts alimentaires, ton impact est dédoublé directement », estime Camille Labro.

L’équipe effectue un test d’impact simple : faire reconnaître les légumes aux enfants au début et à la fin du programme. « En général, ils n’en reconnaissent aucun au début, entre 40 et 50 % à la fin de la première année, contre 70 % à la fin de la deuxième année. » Ce lien à l’alimentation ne s’arrête évidemment pas à des reconnaissances faciales de radis ou navet. L’idée est de relier durablement, intelligemment et émotionnellement les enfants à ce qu’ils mangent et pour cela, les faire aussi rencontrer des maraîchers, si possible dans leurs fermes. Des visites rémunérées par l’association.

« Il y a, par exemple, Erwan Humbert à la ferme des Prés neufs en Essonne, un gars merveilleux qui était au début hyper réfractaire et qui a fini par aménager sa ferme pour mieux accueillir les enfants, poursuit Camille Labro. Récemment il m’a dit : ‘‘Ce que vous faites avec moi c’est génial, ça a changé ma vie, ma vision de mon métier et ça met du beurre dans les épinards’’. »

Milieu rural

En milieu rural, la connaissance des légumes et ce lien à la terre et avec les agriculteurs pourrait a priori sembler plus simple mais ce n’est souvent pas le cas. Dans son enquête de terrain sur quatre communes rurales et périurbaine en région lyonnaise, Transitions alimentaires en milieu rural : pratiques et représentations, la chercheuse Perrine Vandenbroucke a ainsi constaté « un rapport très paradoxal de proximité géographique à l’agriculture et aux agriculteurs et des contraintes logistiques plus fortes d’approvisionnement ».

Juliette Helson, elle, s’est inspirée de l’École comestible où elle s’est investie à Paris pour lancer son projet éducatif avec Noémie Sangely, parent d’élève, de l’école primaire d’Auzeville-Tolosane, village d’environ 4 300 habitants en Haute-Garonne où elle vit désormais. Dans cette commune, plus de 60 % de la surface est utilisée pour l’agriculture « des grandes exploitations céréalières, avec des agriculteurs assez âgés qui se comptent sur les doigts de la main », estime la retraité. 

La commune héberge aussi un lycée d’enseignement général et technologique agricole, l’École nationale supérieure agronomique et l’École nationale supérieure de formation de l’enseignement agricole. « On a noué avec eux un partenariat évident. Les élèves viennent sur leurs parcelles et leurs potagers. Ils font des allées, plantent des haies, sèment. »

L’équipe de l’École comestible effectue un test d’impact simple : faire reconnaître les légumes aux enfants au début et à la fin du programme. @Crédit photo : L’École comestible

Si les principes de la bio et de l’agroécologie ne sont pas prônés dans tous les enseignements, la référente du projet auzevillois voit peu à peu cela évoluer. « Les choses bougent un peu sous l’impulsion des étudiants et aussi dans les enseignements. On ne parlait pas du tout d’agroécologie avant ! Il y a désormais une forêt nourricière dans le lycée agricole. Il y a quelques années, c’était inenvisageable. »

Juliette Helson constate aussi qu’en milieu rural, les enfants ne sont pas forcément « plus sensibilisés qu’en milieu urbain ». « Il y certains néo-ruraux notamment, dont les mères qui font la cuisine les épargnent en ne leur transmettant pas ces tâches, ce qui fait qu’à 10-12 ans, ils ne connaissent aucun légume. Certains enfants en difficulté scolaire sont, eux, très habiles lors des ateliers culinaires et en tirent une grande fierté. »

Cantines scolaires 

Depuis un an, l’école Aimé-Césaire d’Auzeville-Tolosane a réussi à recruter un cuisinier pour la cantine scolaire qui – faute de chef – se faisait livrer les repas : « On a réorienté le descriptif du poste en introduisant l’exigence de travailler sur des produits locaux, ce qui nous a permis de recruter un profil très intéressant, attentif à faire découvrir des légumes aux enfants, à parler de gaspillage… », explique Juliette Helson.

Car l’un des leviers pour faire découvrir et aimer l’alimentation durable, qui semble somme toute assez évident, est que la nourriture soit bonne : « On ne fait pas de recettes de chefs. On dit aux enfants : “Regardez comment faire une vinaigrette ou une petite boulette avec les légumes pour que ce soit délicieux”. Des choses simples pour quils se disent que cest super facile de mieux manger. Cest un vrai enjeu que ce soit délicieux à la fin, sinon cest l’échec », explique Camille Labro. 

Passer par une bonne nourriture à la cantine pour éduquer les enfants au bio, au gaspillage alimentaire, aux circuits courts et à l’agriculture, c’est ce qu’entreprennent aussi des communes rurales. À Rosnoën, commune du Finistère de 985 habitants, la mairie a réinvesti sa cuisine centrale depuis 2017 et a restructuré les sources d’approvisionnement auprès de producteurs locaux non extensifs.

À Lagraulet-du-Gers, village de 600 habitants dans le Gers, le maire, agriculteur bio, a aussi décidé de passer sa cantine 100 % bio en circuit court en 2019 et a fait l’acquisition de six hectares sur lesquels travaille un employé municipal. Des initiatives possibles grâce à des mairies engagées, plus que par l’application de la loi EGalim qui oblige depuis 2022 les cantines scolaires à proposer 50 % de produits durables et de qualité dont 20 % de bio aux enfants.

L’École comestible montre aux enfants une alimentation dont ils pourraient reprendre les rênes, grâce au savoir et à l’éducation, explique Camille Labro @Crédit photo : l’École comestible

Mouans-Sartoux, un modèle

La ville de Mouans-Sartoux, commune de 10 000 habitants entre Grasse et Mougins dans les Alpes-Maritimes, est devenue un véritable modèle et terrain d’observation sur ce que le changement d’alimentation dans les cantines scolaires peut avoir comme impact positif plus global. Plus d’une centaine de structures françaises et européennes sont venues s’y former.

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Dans cette région des Alpes-Maritimes, extrêmement tendue foncièrement, seulement autonome en alimentation à hauteur de 1 %, la mairie a décidé il y une vingtaine d’années de passer sa cantine scolaire en bio et de créer une régie agricole, passage obligé pour fournir aux élèves des légumes bio et locaux.

Aujourd’hui, six hectares et trois maraîchers municipaux à plein temps y sont dédiés. En plus de cela, très vite, l’équipe municipale a senti l’importance d’éduquer plus largement et a créé en 2016, la Mead, la Maison d’éducation à l’alimentation durable. Les élèves viennent directement apprendre à la ferme qui possède aussi une salle de classe et une cantine. La Mead travaille aussi auprès des familles pour les encourager à consommer autrement, et tente de faire libérer du foncier agricole pour permettre à des agriculteurs de s’installer.

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Les enfants prescripteurs

Cet engagement politique très fort a contribué à changer les habitudes alimentaires et les modes de consommation de tous les habitants de la ville. Selon une étude menée par l’Université Nice-Côte-d’Azur, en cinq ans, 59 % des habitants ont modifié leur régime alimentaire (réduction de la viande, des aliments ultra-transformés, consommation accrue de produits bio de saison et locaux). Ce qui tend à démontrer que l’éducation alimentaire dès le plus jeune âge influe sur les comportements des habitants d’une ville.                                 

Cet effet prescripteur des enfants vers les adultes, Camille Labro l’a ressenti très tôt : « À Villejuif, nous travaillons avec un établissement REP +, où on nous disait qu’il serait impossible d’établir des ponts avec les familles. Quatre ans plus tard, on a établi plein de ponts, avec des parents qui viennent tout le temps, des ateliers de cuisine parents-enfants, etc. »

À Auzeville-Tolosane, Juliette s’évertue à envoyer toutes les fiches-recettes aux parents pour qu’ils puissent les refaire avec leurs enfants. Elle projette également de tenir des ateliers pour les enfants et parents (souvent des mères seules) logés en hôtel social, dans le foyer rural de la commune qui dispose d’une cuisine.

Souveraineté 

Car, à l’heure où une personne sur trois en France a du mal à se payer trois repas par jour, si l’école peut être un vecteur d’éducation puissant, une fois rentrés à la maison, tous les élèves ne sont pas à égalité financièrement. L’enjeu symbolique et culturel du bio, sans compter le temps dédié à cuisiner – sujet dont parle très bien la journaliste Nora Bouazzouni – est aussi à prendre en compte.

« J’aime bien parler de souveraineté alimentaire, c’est ce qu’on fait quand on emmène parents et enfants dans les fermes. On leur montre une alimentation dont ils pourraient reprendre les rênes, grâce au savoir et à l’éducation », estime Camille Labro qui aimerait que ses actions continuent à essaimer partout en France, dans les grandes et petites villes, en zones urbaines et rurales.

Et après ?

Pour cela, elle aimerait développer la formation auprès des professeurs pour qu’ils soient autonomes notamment en la faisant entrer dans le Programme académique de formation de l’Éducation nationale, programme obligatoire pour les professeurs (avec six heures de français, de maths et six autres heures qui pourraient être dédiées à cette formation).

Enfin, l’association devra continuer à trouver des financements entre public et privé (mais sans aucun acteur de l’agroalimentaire, règle d’or qu’elle s’est donnée). Malgré les forts scores du Rassemblement national aux dernières élections, Gilles Pérole, adjoint à l’éducation et père du projet alimentaire de Mouans-Sartoux, espère, lui, que ce modèle mis en place perdure pour toujours. « Quel que soit le courant politique de la mairie, il faudrait être fada pour changer ça », conclut-il.

Photo bannière : L’École comestible organise des ateliers dans le but d’éduquer les enfants dès leur plus jeune âge. @Crédit photo : Amélie Croynar