Dans les écoles, les hôpitaux, les Ehpad, la restauration collective gère, cuisine et sert plus de 3,5 milliards de repas par an. Quatre milliards en comptant les cantines des entreprises privées. Un immense enjeu sanitaire et social, mais aussi économique et écologique, auquel la loi EGalim a voulu répondre. Après quatre ans d’application, le volume d’aliments bio patine à 7 % au lieu des 20 % obligatoires. Mais dans les lycées hôteliers, la recette prend forme. Une des clés essentielles de progression.

« On veut tout simplement que les jeunes comme les vieux soient bien nourris. » Qui a prononcé cette phrase ? Une maraîchère bio ? Un cuisinier de restaurant scolaire ? En substance, les deux : Cécile Allorent-Brionne, maraîchère près de Coutances (Manche) et référente pour la restauration collective à Bio en Normandie, et Vincent Delacour, prof de cuisine au lycée hôtelier Maurice-Marland à Granville. Deux métiers qui ont en commun d’alimenter leurs concitoyens.

Ils sont aussi la clé des objectifs de la loi EGalim [1]. Depuis le 1er janvier 2024, toute la restauration collective, restauration privée d’entreprise comprise, doit compter « au moins 50 % de produits durables et de qualité, dont au moins 20 % de produits bio dans les repas servis. Au-delà de l’obligation légale, l’atteinte de ces objectifs permet de soutenir l’agriculture française et revêt un enjeu de santé publique et de justice sociale », rappelait le ministère de l’Agriculture en avril 2024.

Une loi peu appliquée malgré une obligation de résultat – sans sanction prévue, malgré une circulaire de la Première ministre le 21 décembre 2023. Selon l’Agence bio qui a croisé les données pour 2023, seuls 7 % des aliments achetés en restauration collective seraient bios. Loin des 13 % déclarés sur la plateforme ma-cantine [2].

Lire aussi : « Il n’y a toujours pas de transparence dans la répartition des marges » : la loi EGalim n’a pas révolutionné le secteur agricole et alimentaire

Course d’obstacles en amont des cuisines

C’est que chefs et gestionnaires gèrent des paramètres acrobatiques : la difficulté à trouver des approvisionnements réguliers dans un territoire donné, d’autant que l’agriculture bio ne représente encore que 14 % des exploitations ; le personnel à réorganiser « quand il faut éplucher à la main parce que la machine n’est pas adaptée aux pommes de terre non calibrées », comme relève un chef ; les budgets culbutés par l’inflation en général et par le prix du bio, production plus exigeante, moins rentable et donc plus chère à l’achat.

« À Granville, l’inflation nous a obligés à augmenter deux fois de 18 % le budget de la cuisine centrale sur les deux derniers exercices », témoigne Marc Hameau, adjoint en charge de la transition à la Ville. Cela n’a pas empêché un choix clair pour le bio, qui atteint 32 % pour les scolaires (et 58 % de produits labellisés), et s’étend maintenant aux repas livrés et à l’Ehpad [3].

Lire aussi : Quand les cantines scolaires déploient leur propre potager

La diversité des publics induit aussi des contraintes différentes : « C’est plus facile avec des primaires à qui on sert un repas unique, où on va mieux travailler les portions, en viande par exemple, y compris pour éviter le gaspillage », convient un gestionnaire dans le Calvados. Un cuisinier confirme : « On ne gère pas pareil les menus pour des élèves de lycée agricole qui travaillent dehors et des étudiantes en BTS esthétique, pour schématiser. » [4]

D’autres se résignent à oublier les critères EGalim, comme ce chef dans un collège de quartier défavorisé : « Je n’ai plus de grossiste pour garantir les approvisionnements, et de toute façon, comment faire avec 2,10 € par repas ? C’est une volonté politique ou pas. Je me console en voyant les élèves qui ne mangent pas assez chez eux finir leur plateau. Si c’est consommé, j’ai fait mon boulot. »

Une question de volonté politique mais aussi de formation

« La volonté politique encore insuffisante », c’est le leitmotiv des acteurs du bio : budgets trop justes accordés aux gestionnaires et aux chefs, aides insuffisantes à la filière en termes de structuration ou d’installation. Et même les collectivités qui ont mis en place des Plans alimentaires territoriaux (PAT) aimeraient faire plus.

Jérémy Durier, dont on entend les non-dits, co-pilote le PAT de Granville Terre et mer. « On y va petit à petit », dit-il, sourire modeste, en égrenant cependant le travail de lien fait entre les producteurs et consommateurs, via un site et un annuaire des producteurs locaux, ainsi que des actions de sensibilisation auprès du grand public et de formation auprès des professionnels [5].

La formation : et si, justement, c’était l’un des leviers pour développer le bio dans la restauration collective ? « Pour que ça marche, il faut un triptyque élus-producteurs-cuisiniers, avec une volonté de chaque partie et une coordination, estime Cécile Allorent-Brionne, à Bio en Normandie, organisme qui a interpellé l’été dernier le Conseil régional de Normandie [6]. Et du côté des cuisiniers, la formation est essentielle. Tant sur les techniques que sur le management. »

Du côté des cuisiniers, la formation est essentielle. Tant sur les techniques que sur le management. @Crédit photo : lycée hôtelier Maurice-Marland

Des lycées mettent les bouchées doubles

Ça tombe bien : du côté de la formation initiale, certains acteurs n’ont pas attendu la loi EGalim pour s’intéresser à l’alimentation durable et à la nécessité de développer la nourriture bio. Ici et là, on met les bouchées doubles. Ça tient aux enseignants, à un chef d’établissement, parfois à une académie toute entière. Et à des associations comme Cantines responsables ou le collectif Les Pieds dans le plat qui bataillent depuis plus longtemps encore en amont.

Avant même que le diplôme du CAP Cuisine soit revu (cf le JO de novembre 2023) plusieurs enseignants de l’académie de Bordeaux avaient ainsi élaboré un guide pédagogique intitulé Formons les cuisiniers de demain aux enjeux d’une alimentation durable.

Les référentiels de l’Éducation nationale évoluent également. Ainsi, on trouvait déjà les mentions de saisonnalité, de labels qualité et de tri ou de lutte contre le gaspillage dans la version 2016 du CAP Cuisine, mais celle de 2023 insiste et détaille beaucoup plus les compétences attendues en matière d’alimentation et développement durables.

Au lycée hôtelier de Granville, c’est aussi une équipe enseignante qui a été repérée par l’Agence bio pour créer un module pédagogique destiné à faciliter et fluidifier l’enseignement de la cuisine dans les critères EGalim. « Dans le cadre de la campagne Cuisinons plus bio, que nous avons engagée l’an dernier, avec des fonds européens – pour développer le bio non seulement dans la restauration collective mais aussi la restauration commerciale, où il n’y a qu’1% de bio – nous voulions nous adresser aux futurs professionnels de la restauration. On nous a recommandé Vincent Delacour, enseignant déjà très engagé auprès de ses élèves sur cette question », expliquent Julien Picq et Laura Faujour, en charge de cette campagne à l’Agence bio.

Des motivations pour le bio bien ancrées

De fait, le professeur de cuisine Vincent Delacour a la fibre bio et locavore [7] depuis longtemps. « Ça vient sûrement de ces étés que je passais chez des amis de mes parents, des maraîchers bio, en Bretagne, dans les années 80. Des gens en avance, relève-t-il d’un sourire. Je les aidais aux champs et sur les marchés. » Il a aussi la pédagogie chevillée au cœur. Pour preuve cette carrière précoce en lycée – il a 22 ans quand il commence à enseigner à Marseille –  mais aussi auprès d’autres publics : après plus de vingt ans de formation dans les Cercles culinaires, il anime des séances de cuisine à l’université inter-âges de Granville.

Vincent Delacour va décliner son module pédagogique pour les niveaux CAP et BTS d’ici la rentrée (ici au restaurant d’application du lycée Marland). @Crédit photo : Isabelle Bordes

Il a assez naturellement dit oui à la proposition de l’Agence bio de monter un module pédagogique pour faciliter l’enseignement autour du bio. « Car nous avions noté une certaine méconnaissance du label lors d’échanges que nous avions eus avec des chefs. Le bio n’était abordé en cours qu’au moment de l’enseignement des SIQO [Signes d’identification de la qualité et de l’origine, type AOC ou Label rouge, NDL] », explique Laura Faujour.

« Au-delà du label et du réglementaire à apprendre, il y a vraiment un enjeu de nutrition et d’économie, renchérit Julien Picq, pour valoriser les producteurs, réapprendre à cuisiner, sensibiliser les mangeurs à la diversité des goûts. »

Avec l’appui de trois collègues enseignantes, et se sentant « très soutenu par notre proviseure qui a vraiment accentué le cap locavore et développement durable du lycée depuis son arrivée il y a deux ans », Vincent Delacour a monté une sorte de mallette pédagogique pour le niveau bac Sciences et techniques de l’hébergement et de la restauration (STHR), et proposé une séance de TP qui s’est transformée en journée de grande réception au lycée, le 12 juin.

Lire aussi : S’engager en cuisine comme on prend soin

Une journée très particulière pour les élèves

C’était une pression en plus en plein début du bac, mais ils en gardent un sourire ravi. Eulalie Noël et Maxime Messent font partie des 21 élèves de terminale STHR qui ont participé à cette journée copieuse, partagée entre cuisine pour les quelque 40 hôtes le matin, service le midi, et exercices théoriques l’après-midi.

« On a testé des outils d’enseignement sur le bio, tels que ça pourrait être, plus axé sur la pratique. Qu’on mette en place ce qu’on nous dit ici depuis des années, en fait », résume Eulalie. « En matière de bio, mais aussi plus généralement autour de la qualité des produits, et comment on doit les respecter », complète Maxime.

« Tout jeunes déjà… »

Le sujet leur semble évident. « Déjà toute petite, je voulais qu’on fasse attention à la planète », s’amuse la jeune femme. « Et c’est moi qui ai commencé à enquiquiner mes parents sur la qualité de ce qu’on mangeait à la maison », témoigne le jeune homme.

Toute leur classe est à fond dans cette démarche de développement durable, assurent-ils, et leur prof principale depuis trois ans, Armelle Fendel, confirme. En ajoutant, rieuse : « Je ne leur ai pas laissé trop le choix, c’est un sujet qui m’importe depuis toujours. Mais c’est vrai que c’est grâce à cette classe que le compostage, par exemple, a été remis en action, et organisé par les élèves. »

« On trouvait ça trop nul de mettre les épluchures et les plats loupés à la poubelle, quand on est arrivés en seconde, se souvient Eulalie. On en a parlé à nos éco-délégués et à notre prof d’ESAE [enseignement scientifique alimentation environnement] et ça s’est mis en place l’an dernier. » « Au-delà du compost, remarque Maxime, l’avantage du produit bio c’est qu’on va pouvoir réutiliser les pluches, pour une sauce ou un jus. Tout comme une carcasse pour un fumet. On va essayer de tout valoriser. »

Vincent Delacour a construit la journée pour que tout soit enseignement. Le matin, la classe entière a préparé le repas pour une trentaine de convives, « toutes sortes d’interlocuteurs intéressés par la filière, élus, partenaires du PAT, représentants de l’académie, des chambres consulaires, un distributeur, les producteurs bien sûr… »

Grand moment pour les lycéens, de la cuisine jusqu’au service, où le dressage des tables a visé haut, avec un service à l’assiette sous cloche et des serviettes – en papier mais biodégradables – qui ont été pliées en forme de feuille, comme le label bio…

Le développement durable s’invite à table aussi dans la façon de proposer le pain à la portion ou en corbeille, de faire le récit de la qualité bio aux convives, jusqu’au nettoyage des assiettes et couverts au vinaigre blanc lors de la mise en place @Crédit photo : lycée hôtelier Maurice-Marland

Travaux pratiques avec les producteurs

Avant le temps de cuisine, où les élèves ont été encouragés « à bien respecter le produit, sa saveur, sans le dénaturer par une sauce trop envahissante ou des mariages improbables, avec une juste cuisson ». Il y a eu des échanges avec les producteurs bios locaux venus apporter fruits, légumes, herbes, fromages de chèvre et viande d’agneau.

« J’ai puisé dans le catalogue fourni par le PAT, c’est vraiment précieux, tout comme leurs guides de conseil et de saisonnalité. On s’appuie beaucoup dessus en cours », souligne Vincent Delacour. « À propos de saison, le maraîcher n’avait finalement pas encore de haricots verts comme nous avions prévu, alors nous avons changé pour les mange-tout qu’il nous a apportés. » Petite leçon d’adaptation d’approvisionnement, et donc de recette, en passant !

L’après-midi, les élèves sont passé à la partie théorique « avec des fiches, des flash-cards, des vidéos, en terminant sur Kahoot (une plate-forme d’apprentissage), sur l’histoire, le cahier des charges du bio, le bien-être animal, la loi EGalim, plein de choses, ça reste bien en tête », assure Maxime. « Et tout ça en classe autonome, c’est-à-dire qu’on avançait à notre rythme et on se corrigeait nous-mêmes, c’était vraiment concluant », ajoute Eulalie, enthousiaste de cette journée « où tout le monde a été emballé ».

Le but de cet outillage pédagogique piloté par Vincent Delacour est de fluidifier l’enseignement et « simplifier la tâche des profs » dans un programme très contraint, tout en assurant que le socle minimum de connaissances sera transmis. « On a une heure et demie de théorie par an pour parler de l’alimentation durable et du bio alors ces outils, qu’on peut utiliser en système de classe autonome, permettront de transmettre les savoirs théoriques plus facilement, de manière complète et cohérente, sans avoir à inventer un cours à chaque fois. »

Début juillet, Vincent Delacour devait se remettre au travail et décliner son kit pédagogique pour deux autres niveaux, CAP et BTS. L’ensemble devant être validé par le rectorat puis mis à disposition de ses homologues enseignants en octobre, à la fois sur la plate-forme Hôtellerie-restauration de l’académie de Versailles et sur le site de l’Agence bio.


[1] Les lois EGalim (2018) et Climat et résilience (2021) prévoient des approvisionnements plus durables et de qualité, une réduction du gaspillage alimentaire, une diversification des sources de protéines, la fin de l’utilisation de plastique, l’information des convives, et, depuis cette année, une proportion de 60 % minimum de viandes et poissons « durables et de qualité ».

[2] Seuls 10 453 sites de restauration collective, sur quelque 71 000, ont fait leur déclaration obligatoire sur cette plate-forme en ligne. Parmi eux, 246 sont dans les clous de la loi EGalim à la fois des 50 % et 20 %. (cf  rapport statistique 2023 du gouvernement).

[3] Et la Ville vient de passer une convention avec une association d’insertion pour cultiver une parcelle à destination de la cuisine centrale. Les premiers légumes sont attendus en 2025.

[4] De fait, les déclarants de primaire sur ma-cantine atteignent 25 % de bio en moyenne, quand ceux des lycées ne parviennent qu’à 10 ou 11 % (Cf rapport statistique 2023 du gouvernement p. 34.) Et les crèches sont dans les clous de la loi.

[5]Une plate-forme logistique est aussi en projet pour 2025.

[6] L’une des cinq actions demandées à la Région était de « Faire respecter les 20 % de produits bio dans les cantines prévus par la loi EGalim. Dans les lycées normands, dont la région a la responsabilité, la part de bio dans les cantines n’était que de 4,7 % en 2021 (source Région Normandie) ! » 

[7] « Locavore » signifie privilégier les aliments produits à proximité, ce qui induit généralement un respect de la saisonnalité, et qui favorise généralement les circuits courts.

Photo bannière : Maxime Messent et Eulalie Noël, deux futurs professionnels, ici à l’issue de leur épreuve de cuisine du bac au lycée Marland le 25 juin 2024   @Crédit photo : Isabelle Bordes