Dans la moindre pousse, le cœur de la bataille (empruntons à l’autrice). Péquenaude, nouvel opus de Juliette Rousseau, défie les genres littéraires pour s’offrir au corps de la Terre.

Au bout du chemin, un hameau au calme oxygénant, deux bâtisses empierrées englouties par un jardin foisonnant, une délivrance après ces kilomètres sans un animal à l’horizon entre des champs de maïs, des files d’éoliennes et de panneaux photovoltaïques.

Le paysage signe ses aveux, ici, en Ille-et-Vilaine, au nord de Chateaubriant, et c’est exactement pour ces raisons que Juliette Rousseau y est revenue. La maison de ses parents dans laquelle elle a grandi l’accueille de nouveau pour qu’elle y reprenne sa place. Toute sa place et pas celle de l’agro-industrie autour qui a tout mangé, tout dégluti aussi, laissant loin derrière les morceaux de vie paysanne d’autrefois, de ruralité joyeuse et collective.

En résistance

Ici, Juliette Rousseau fait résistance. En écrivant et en y vivant de tout son corps. Et c’est tout l’objet du livre qu’elle vient d’achever, Péquenaude [1], ode mi-poétique mi-socio-historique à l’intime qui dit le territoire, à l’émotion qui transperce de cette campagne appauvrie par un modèle agricole en finitude.

En guise d’accueil, Juliette Rousseau balaye du regard les champs voisins : « Je pense que l’agro-industrie ici, c’est fondamental pour expliquer à la fois la représentation qu’on a de nous-mêmes, de notre vote, de notre rapport à l’autre. On est structuré par cela, particulièrement ici. Ce qui n’est pas le cas de toutes les ruralités, notamment celles qui n’ont pas connues le remembrement. »

Car à partir des années 1950, l’État français est passé outre la propriété privée afin de redessiner et redistribuer les terres agricoles, agrandissant les parcelles au détriment de la biodiversité et des humains qui y vivent.

« La commune ici est tellement endettée, qu’ils ont même proposé le cimetière pour mettre des ombrières photovoltaïques. Ça dit quoi de nous ? C’est vraiment un niveau d’autosacrifice et d’auto-mépris impensable. »

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Une histoire, une famille, un territoire

Juliette Rousseau signe ici, avec Péquenaude, un lien étroit entre son histoire, celle de son territoire et celle de sa famille inscrite dans un engagement communiste assez rare pour l’époque à cet endroit, loin – dans l’esprit – des terres campagnardes catholiques traditionalistes.

Péquenaude, terme rarement employé au féminin, dit tout du sens de la provocation de l’autrice, qui assoie sa jeune légitimité d’écrivaine, avec quatre livres tout de même à son actif, dont le très lu, La Vie têtue. Elle touche du doigt ce qu’elle est à l’autre, la pèquenaude, cul-terreux, bouseuse de Bretagne, enfuie de ces terres pour gagner la métropole, la sociologie, la politique, le militantisme, la compréhension des enjeux de notre époque, environnementalement suicidaire. 

« Selon la sociologie de la ruralité, il existe un lien entre image de soi et représentation de son territoire, « des lieux que l’on peut habiter avec fierté, et des lieux qui vous étiquettent », écrit-elle. J’ai longtemps déclaré sans y penser que je venais d’un trou du cul. Tout, plutôt que prononcer le nom du village et risquer un haussement de sourcil ou pire, un rire moqueur. « Mais c’est où ça ? » Un « trou du cul », ça permet de couper court à la conversation, de prendre la main sur la moquerie et d’en dessaisir l’autre par avance. De dire : je viens d’un non-lieu, qu’il n’y a aucun intérêt de le mentionner. »

Une source de fierté

Ainsi Pèquenaude redevient source de fierté dans le titre tout autant que dans la prose poétique de Juliette Rousseau. De son retour à la terre de ses ancêtres, elle fait source de fierté et de ressenti tripal : « En venant vivre à la campagne, j’ai finalement renoué avec mes grands-parents et arrière-grands-parents, avec ce qu’ils avaient vécu. En fait, c’est de notre arrachement à la terre dont il est question et de notre retour quelque part. »

Elle poursuit : « Du coup, c’est notre génération qui doit se battre aussi parce que d’autres ont pris place depuis et s’inscrivent dans un récit hégémonique qui n’est pas contesté dans le débat, très peu contesté dans le débat public, très peu contesté politiquement que ce soit par la droite ou par la gauche. Un récit hégémonique qui fait du rapport à la terre quelque chose d’extrêmement aliénant, patriarcal et xénophobe. »

La terre et le corps

D’où la nécessité d’historiciser entre les éclats poétiques et de créer un récit tout à fait à part, une narration empreinte de cette intime nécessitée d’expliquer tout autant que de ressentir. « Je trouve que c’est une façon de penser et d’écrire, à partir de soi. Mais dans un geste d’analyse dans le même temps. Enfin, pour moi, il y avait un enjeu à mettre aussi en lien la terre et le corps et je ne pouvais pas le faire autrement qu’en parlant de l’intime. »

Et de croiser les genres. Juliette Rousseau, avant cet écrit, avait décortiqué d’autres perceptions du territoire, celle des luttes en vivant à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes en en tirant l’ouvrage Lutter ensemble – Pour de nouvelles complicités politiques. Déjà un écrit distant des classiques de la sociologie sur le thème, mêlant les témoignages vécus d’avec la déconstruction de la logique de domination contre laquelle elle s’inscrivait et s’inscrit toujours.

Mais le point de bascule vers la poésie et la littérature fictionnelle opère après la naissance de sa fille et la création d’un autre espace politique que les milieux autonomes, trop durs et masculinistes selon l’autrice : « Ce sont des cultures politiques qui ne sont pas très accueillantes, pas très sympas, qui peuvent être assez dures. Intelligentes et brillantes mêmes, mais laissant peu de place aux femmes. »

Le retour à la terre

Il y eut donc l’avènement de La Vie têtue, véritable ouverture vers l’intime, déclaration ouverte à sa sœur décédée sur son questionnement au territoire et des réponses sur l’engagement littéraire de l’autrice : « Ma tante a lu La Vie têtue et après, émue elle m’a dit, j’ai senti des odeurs de la ferme de Pépère. Et là je me suis dit : « Comment est-ce possible, moi qui n’ai jamais connu cette ferme, que j’écrive d’une façon qui évoque ça à ma tante ? » Il y avait quelque chose de très puissant à cet endroit-là. Parce que ma tante avait senti dans mon écriture quelque chose que moi j’y mettais mais qui n’était pas forcément perceptible pour tout le monde. Je pense l’héritage d’un certain rapport au monde qui est un rapport au monde paysan aussi. »

Et aujourd’hui, cet ouvrage boucle le retour à cette terre, jusqu’à retrouver la vigueur intacte de l’engagement pour s’exprimer enfin en tant que femme rurale depuis ce nouvel espace intime : « Être rurale, c’est être de droite ici, tout le monde est persuadé de ça. Être de gauche, ce sont les gens éduqués de la ville, donc si tu vas vivre en ville ou si tu t’éduques, c’est normal tu es de gauche mais t’es plus vraiment un rural. Il y a quand même cette équation hyper malsaine qui traverse beaucoup de gens, mais y compris à gauche, la culpabilité. La gauche a lâché tout ça d’ailleurs. Parce que la gauche a aussi abandonné la ruralité. Donc, il y a un truc à cet endroit-là que j’ai envie de creuser. »

Et d’en découdre sur cet espace devenu alors politique : « La question alors pour nous, c’est concrètement celle de pouvoir rester. Si demain l’extrême droite gagne, il faudra probablement qu’on parte. Parce qu’on ne sera plus en sécurité, on l’est déjà plus tellement. C’est pour ça que je trouve intéressant la phase intime de parler de soi. Parce qu’en fait, on raccorde à… Qu’est-ce que la politique doit faire aux gens ? Puisque plus personne n’y croit. Mais, là ces derniers mois, je pense qu’on a raccordé avec… ce que la politique doit apporter ou retirer. »

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[1] Péquenaude, Juliette Rousseau, éditions Cambourakis, 120 p. 16€

Photo bannière : Juliette Rousseau. Crédit photo : Cambourakis