Le lycée agricole de Coutances, dans la Manche – ou plutôt le Campus métiers nature – fait partie des établissements d’enseignement agricole reconnus pour son engagement pour une agriculture durable et son attention portée à l’environnement. Un virage pris précocement, en amont des directives ministérielles les plus marquantes, signées notamment par un certain Michel Barnier en 2008. C’est que l’établissement avait quelques atouts dans sa manche.
Difficile de résumer l’activité d’un établissement qui compte trois entités de formation – lycée, centre d’apprentissage (CFA) et centre de formation continue pour les adultes (CFPPA) – deux exploitations au lieu d’une habituellement – agricole et horticole – et cinq domaines de formation (agriculture, paysage, horticulture-maraîchage, conseil vente et aquaculture).
D’autant plus que le campus de Coutances se démarque aussi par une collection de projets originaux et de labels : un festival des dahlias reconnu nationalement, un salon de l’agriculture qui se tient chaque printemps depuis 2012, une conversion au bio entamée en 2009, un plan de gestion de ses onze kilomètres de haies, des labels EcoJardin et Plante bleue, des inventaires de la biodiversité et des zones humides du site tenus à jour, des formations rares comme le BPREA paysan-boulanger ou celle de pêche à pied, un projet tout nouveau sur les plantes tinctoriales – qui peuvent servir à préparer des colorants et des teintures – et un autre de formation en maraîchage bio tout herbe, etc.
Enfin, le CFPPA a noué en 2011 un partenariat inédit avec un bassin maraîcher voisin en panne de renouvellement : le dispositif Biopousses a permis de redonner de l’élan à la production locale tout en nourrissant les stagiaires en quête de projet d’expériences diverses en agriculture biologique soutenables, via ses espaces-tests. « Il ne s’agit pas de conforter des a priori, mais d’outiller nos stagiaires, en les confrontant à plusieurs approches et en creusant le côté agronomie », insiste Philippe Deshayes, directeur du CFPPA, tout juste parti à la retraite.
L’ouverture comme credo
Ouvrir les perspectives des élèves, apprentis ou stagiaires, c’est le leitmotiv des enseignants comme des responsables d’exploitation ou de campus : « Nous souhaitons enseigner à produire autrement. Il ne s’agit pas de convaincre, mais de donner à voir. On apprend à nos élèves à raisonner dans un contexte et à faire des choix éclairés dans leur contexte, tout en leur apprenant à savoir évaluer, pour corriger éventuellement », insiste la directrice du campus, Karen Saccardy, toujours séduite par « le dynamisme et la capacité d’ingénierie » de l’établissement, trois ans après son arrivée.
Le message passe bien. En témoignent d’anciens élèves, convaincus par l’agroécologie ou plus circonspects. « J’ai toujours voulu aller vers le maraîchage et en bio, mais tout ce qu’on a vu au lycée, toutes les visites, toutes les rencontres, ont achevé de me convaincre, notamment sur l’intérêt des haies, des mares, de l’agroforesterie », témoigne Valentine Guérin, ancienne élève en bac sciences et technologies de l’agronomie et du vivant. Elle travaille aujourd’hui dans une pépinière sur des plants forestiers.
Après l’obtention son bac conduite et gestion de l’entreprise agricole en 2022, l’ex-lycéenne Chloé Godard est désormais salariée agricole dans une ferme « d’agriculture raisonnée, sur un système d’élevage tout à l’herbe ». « C’est vrai qu’au lycée, ils étaient très orientés sur l’agroécologie, peut-être trop, mais ils nous ont ouvert les portes sur plein de choses. Ensuite, à nous de nous faire notre opinion d’après nos expériences, disaient-ils. »
Né sous de bons auspices
Le campus de Coutances a pu compter sur quelques bonnes fées, à sa naissance en 1968 : la Manche compte déjà un lycée public à l’époque, à 30 km de là, à Saint-Lô Thère. Mais les élus locaux, déterminés, achètent 52 ha comprenant une ferme et un bois sur la colline face à la ville pour en faire un lycée agricole.
Cet investissement suppose aussi des soutiens du milieu agricole environnant, notamment des « jeunes syndicalistes paysans qui rêvaient de faire de l’agriculture un métier « renouvelé » ancré dans la société », remarquent Nicole Mathieu et Viviane de Lafond, chercheuses au CNRS, dans une étude pour le projet européen Ruralization.
Le premier directeur du lycée, Claude Jactel, s’inscrit aussi dans cette tonalité avant-gardiste de l’établissement, soulignée plus tard par des inspecteurs et des universitaires. Cet ancien prof de philo prône la liberté de l’enseignement et l’autodiscipline, un peu à l’image des lycées autogérés. Autre atout, l’environnement très agricole du Coutançais, avec de nombreux partenaires « naturels » directement accessibles, en attente de formation pour leurs successeurs mais aussi d’expérimentation technique.
Surtout, l’histoire du lycée montre une volonté collective constante du personnel vers la recherche et l’ouverture en général. Des personnalités émergent dans le récit, mais la directrice et d’autres témoins insistent sur la communauté de points de vue d’une équipe à la fois « très stable et attachée à l’établissement et au territoire ». Alors, quand les nouveaux projets naissent, portés par quelques-uns, la maison entière suit, les directeurs successifs en premier (le personnel du campus est composé de 200 personnes aujourd’hui, fonctionnaires ou employés, dont 55 % d’enseignants et formateurs).
Étapes et acteurs clés
Côté exploitation horticole, attentive très tôt à la biodiversité, Gilles Cloître fait naître en 1996 le festival des dahlias, unique en son genre et réalisé avec les élèves, qui attire désormais plusieurs milliers de visiteurs chaque année. Il a pu s’appuyer sur Hubert Menand, directeur durant dix-huit ans et très solidaire de ses équipes.
Laurent Richard, qui lui succède en 2018, emmène dès l’année suivante, élèves et exploitations dans l’aventure de la création de variétés (une soixantaine de fleurs créées à ce jour, dont plusieurs primées au concours international de dahlias au Parc floral de Paris).
Les deux tiers de la surface de l’exploitation sont désormais en bio mais comme les cultures tournent, le label ne vaut que pour les pommes à couteau du verger, les courges et bientôt les kiwis. Et cela va faire dix ans que les herbicides sont bannis sur les six hectares et le biocontrôle à partir d’insectes auxiliaires, généralisé.
L’exploitation agricole, un élevage laitier converti en bio depuis 2014, est dirigée depuis trente ans par Bruno Mondin. Son énergie et sa curiosité insatiable pour l’innovation et la coopération européenne viennent de lui valoir la médaille de Vermeil de l’Académie d’agriculture.
« Une implication totale »
Quand le lycée intègre le réseau du Programme national pour l’agriculture durable et le développement durable (PNADDD initié à partir de 2002), avec une vingtaine d’autres établissements précurseurs, il est l’un des meneurs : « Avec Gilles Cloître et Anne Hébert, prof d’économie à l’époque, on a foncé », se souvient-il, en soulignant « l’implication totale des équipes et des élèves ». « On a aussi mobilisé des élus du territoire, des citoyens, des associations dans notre réflexion. »
En sort un nouveau projet d’exploitation en 2004, développant les prairies et les haies, réduisant les engrais, organisant les rotations de cultures. À partir de 2008, par exemple, le verger cidricole est remis en herbe, débarrassé petit à petit des produits phyto, puis converti en bio, finalement brouté par les génisses et garni de ruches et de nichoirs à mésanges… Une gestion qui vaut au lycée un second prix d’agroforesterie au Concours général agricole en 2020.
L’opportunité du bio pour l’élevage laitier
Bruno Mondin en convient à demi-mot, le tournant bio donné à l’exploitation agricole du lycée a d’abord été une opportunité pour maintenir la situation de l’établissement de Coutances, un moment menacé de fusion avec son homologue saint-lois : Et « un coup de culot », sourit-il. Le ministère venait de publier sa circulaire Emergence, imposant notamment pour l’enseignement agricole l’objectif de « conversion à l’agriculture biologique d’au moins une exploitation par région » ; le projet devant être engagé pour la rentrée suivante, en 2009.
Bruno Mondin met son exploitation sur les rangs. « Si on n’y allait pas, on perdait l’exploitation. Ça nous a permis de pérenniser la ferme et ça a dynamisé le recrutement des deux lycées. »
Quatre ans plus tard, le même culot lui fait obtenir un accord du ministère pour démarrer une unité de méthanisation (à partir des déchets seuls). Construite lors du récent chantier de rénovation de la ferme, elle devrait entrer en phase de test à la fin de cette année 2024.
« Que j’aille au bio a fait tomber quelques collègues de leur chaise, mais je suis un pragmatique », revendique le directeur. Et cette expérience menée par un pragmatique qu’ils connaissaient bien a sans doute dissuadé les professionnels conventionnels de toute levée de bouclier.
Cette orientation bio a causé une décrue momentanée des recrutements d’élèves en lycée et CFA, notamment parmi les enfants d’agriculteurs. Et plutôt fait des émules du côté des adultes en formation continue ou en reconversion, a constaté Philippe Deshayes : « On a vu arriver plus de demandes en maraîchage bio à la fin des années 2000. » Les néo-ruraux sont en effet de plus en plus nombreux à s’intéresser à l’agriculture et les projets de reconversion se multiplient.
Au chapitre des freins
Pionnier dans son ouverture à l’agriculture durable, le lycée agricole a pu embrayer après chaque virage favorable pris par la politique publique « car nous étions prêts », souligne Philippe Deshayes. Mais la nécessité de multiplier les partenariats, d’irriguer le territoire avec différents projets implique beaucoup de temps et d’argent.
« L’institution nous encourage à innover, à nous engager, et on nous propose des moyens, souvent sous forme d’appel à projet, apprécie Karen Saccardy. Mais il faut donc impérativement se doter de capacité d’ingénierie pour y répondre. » Enfin le statut d’entreprise de chaque exploitation impose l’équilibre financier, et l’établissement n’échappe pas plus que les professionnels au dehors à la problématique du prix du lait ou à la baisse de demande du bio.
Du côté des professionnels, les responsables du campus ont su se rendre crédibles par leur gestion justement, mais aussi par leur implication dans des collectifs comme les Cuma (Coopératives d’utilisation de matériel agricole), la multiplication des échanges. Les élèves aussi sont invités à dialoguer avec les professionnels, comme dans le dispositif Tanggo où ils sont appelés à résoudre la problématique d’un exploitant en proposant deux scénarios différents.
Mais le campus de Coutances a su aussi maintenir son indépendance, s’émancipant de deux coopératives dès 1998. Et préférant généralement élire à la présidence de son conseil d’administration des politiques, élus parlementaires ou régionaux, plutôt que des représentants de la chambre d’agriculture.
Une dynamique contagieuse
François Dufour, éleveur bio depuis 1997 et militant de la Confédération paysanne, garde un excellent souvenir de son mandat à la tête du conseil d’administration du lycée, entre 2010 et 2013, en tant que vice-président du conseil régional de Basse-Normandie.
« Je suis arrivé en plein débat sur l’appellation, le lycée « des métiers nature » devait marquer l’ouverture à l’environnement, développer des options et attirer des candidats avec cette dénomination. Tout le lycée était dans cette dynamique. »
C’était aussi le moment où la ferme a été inscrite dans sa démarche de labellisation AB, explique-t-il. « Et en tant que financeur, la Région, je partageais le même souci que Bruno Mondin : que la ferme en bio soit rentable, pour prouver que le bio était rentable. C’était pesant du côté des instances agricoles, comme le bio était encore synonyme de régression, on trouvait que ça donnait une mauvaise image. Mais le lycée se devait d’être au rendez-vous des enjeux de la société, et ne pas être dans le corporatisme agricole »
« C’était un pur bonheur »
Son plus beau souvenir est le projet Biopousses, poussé par Gilles Cloître et Philippe Deshayes. « Franchement, faire coïncider les besoins de l’apprentissage avec ceux du territoire, travailler avec les élus locaux comme le maire de Lingreville, convaincre à la Région, obtenir des exploitants la mise à disposition du terrain, voir des politiques ou des professionnels changer de point de vue sur le maraîchage, c’était un pur bonheur, mon rêve en tant qu’élu », s’exclame-t-il, joyeux, treize ans plus tard.
Un enthousiasme finalement assez commun à l’ensemble du campus, palpable aussi dans les 63 pages du rapport d’activité 2024 et les quelque vingt nouveaux projets envisagés.
Lire aussi : « Des preneurs de terres, y’en a pléthore » : en Mayenne, l’agriculture paysanne forme pour perdurer
Photo bannière : « Une communauté éducative très soudée, lors de la pré-rentrée le 29 août 2024 ». Crédit photo : Olivia Lequy/EPLEFPA de Coutances