Depuis le mois de novembre dernier, la colère gronde dans les campagnes, aussi bien en France que chez nos voisins allemands, néerlandais, espagnols, polonais ou roumains. En France, les agriculteurs retournaient les panneaux d’entrée de ville, comme pour nous montrer que « on marche sur la tête ». Et puis en janvier, les agriculteurs ont intensifié les convois et les blocages routiers, encerclant les métropoles comme Paris, Lyon et plus près de chez nous Le Mans et Angers. Malgré un lâchage de lest in extremis par le gouvernement, en particulier l’arrêt du plan Ecophyto qui vise à réduire de 50 % l’usage des produits phytosanitaires à l’horizon 2025 et à supprimer celui du glyphosate, le mouvement agricole est reparti jusqu’à prendre d’assaut le salon de l’agriculture dès son ouverture. Alors, on est amené à se demander ce qui, au fond, fâche le plus les agriculteurs.
Le gouvernement a bien entendu ce que lui soufflait à l’oreille le syndicat agricole majoritaire, la FNSEA, à savoir le ras le bol des normes environnementales toujours plus contraignantes et il a reculé sur ce point.
Mais à y regarder de plus près il apparaît que le problème est plus grave et plus complexe que ça, et c’est ce que montre le récent sondage réalisé par l’institut BVA en février auprès d’un échantillon représentatif de 600 agriculteurs. Celui-ci indique que parmi les principales sources d’inquiétude, seulement 4 % citent l’interdiction et la réduction de l’usage des phytos, alors que 21 % évoquent le dérèglement climatique et ses conséquences, 18 % L’augmentation des coûts, des charges, des prix d’achat et 12 % des prix de vente insuffisants. A cet égard, le fait que des paysans aient occupé le siège social du géant laitier Lactalis à Laval est significatif.
En somme, ce que révèle cette crise du monde agricole c’est un problème existentiel. A l’instar des français de souche populaire et rurale qui, en gilets jaunes, ont manifesté leur existence et revendiqué leur dignité et leurs droits à être considérés pour ce qu’ils sont et ce qu’ils font, les paysans se lèvent aujourd’hui pour lutter contre leur disparition silencieuse. Il faut rappeler que le monde agricole subit depuis plus d’un siècle un gigantesque plan social.
Alors qu’on comptait 13 millions de travailleurs agricoles en 1920 il n’y en avait plus que 10 millions en 1950 et il ne
reste aujourd’hui que 390 000 exploitants auxquels il faut ajouter 200 000 ouvriers agricoles, c’est à dire moins que de visiteurs au salon de l’agriculture. Combien en restera t’il dans 10 ans, dans 20 ans, sachant que la moitié va partir en retraite?
N’oublions pas que cette hémorragie paysanne, commencée avec les deux guerres mondiales, a été poursuivie dans les années 1950 à 1980 au nom de la modernité et de l’injonction pour les agriculteurs à « nourrir le monde » (voir le film » Tu nourriras le monde » de Nathan Pirard et Floris Schruijer) . Remembrements et augmentation de la taille des fermes, mécanisation et rendement, usage intensif d’engrais de synthèse et de produits phyto-sanitaires, augmentation de la productivité et baisse des prix de vente sont les conséquences de ce tournant industriel de l’agriculture.
La géographe Valérie Jousseaume signale ici que les paysans devenus exploitants puis entrepreneurs agricoles, sont aujourd’hui au seuil d’une nouvelle étape qui implique un choix d’orientation décisif et donc douloureux: soit accélérer dans l’hypermodernité vers une agriculture de firme, robotisée et sans paysans, soit se tourner vers l’agroécologie.
Si le modèle dominant, poussé par l’État et la FNSEA, tend vers la première hypothèse, il apparaît que de très nombreux paysans résistent et sont tentés par la deuxième voie. C’est ce que nous indique Sandrine Besnoit, enseignante-chercheuse à l’Université d’Orléans ainsi que les paysans et paysannes que nous avons rencontrés. En effet, comme l’ont montré les films récents de Gilles Perret et Édouard Bergeon, les paysans ont un métier à part, qui relève du service public, et ils l’exercent avec talent, capacité d’adaptation et fierté.
Cet optimisme, l’institut BVA l’a également noté dans son sondage. A la question « si un proche voulait reprendre votre exploitation ou devenir agriculteur, l’encourageriez-vous ? », 66 % ont répondu oui. Comme quoi, entre la ferme paysanne et la firme agro-industrielle, le pire n’est jamais certain.