Crédit photo: Pauline Roussel
Non rémunération, sexisme hors et dans les champs, précarité, difficulté d’accès au logement… Les conjointes collaboratrices et les ouvrières agricoles sont un groupe hors du cadre. Comment exister dans la profession, quand on est une femme paysanne non installée à son compte ou associée ? Témoignages.
Anne-Lise
« Quand tu prends un peu de recul et que tu conscientises que ta force de travail bénéficie à la rémunération de ton conjoint… » Elle marque une pause. Fait les gros yeux. Des gros yeux ronds gris bleu. Elle secoue la tête et balaie, décontenancée, cette idée d’un geste de la main. « …C’est hallucinant ! »
Anne-Lise Barraud en a écumé des statuts depuis sa formation agricole en 2011 et l’installation en maraîchage de son compagnon à La Grigonnais (Loire-Atlantique) en 2012. Bénévole, salariée et conjointe collaboratrice.
Statut ringard
« C’est quand même l’horreur ce dernier statut, si on peut appeler ça un statut. Tu te demandes comment c’est encore possible qu’il existe. » Et pourtant. Selon les statistiques de la Mutualité sociale agricole (MSA), en 2021, sur les 139 500conjointes d’exploitants ou d’entrepreneurs agricoles, près de 12% sont des collaboratrices.
Elles sont particulièrement présentes dans les secteurs perçus comme traditionnels de l’agriculture: les céréales et l’élevage. Et encore, on ne parle pas de celles qui aident bénévolement: environ 123000conjointes.
Si la MSA présente les collaboratrices comme des « piliers du chef », ce rôle de seconde n’attire plus les jeunes. En dix ans, l’effectif des collaboratrices a été divisé par deux. « Lorsqu’elles choisissent de rester sur l’exploitation pour y travailler, les femmes préfèrent opter pour un statut de coexploitant qui leur procure plus de droits », relève la MSA dans un rapport publié en mars 2023.
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Anonyme
Le couple d’Anne-Lise fait « ce choix en connaissance de cause, mais quand même à la va-vite ». Depuis ses débuts, leur ferme La Barakabio est financièrement fragile.
En 2017, cette précarité s’accroît à cause d’une ligne en trop dans le bilan comptable: des aides à la bio ont été comptabilisées, mais non perçues. De plus, en 2018, l’associé du compagnon d’Anne-Lise part pour raison de santé.
« Je deviens conjointe collaboratrice car, il faut remplacer l’associé sans que cela ne coûte trop cher à la ferme. C’est quitte ou double : soit on se redresse et on continue, soit c’est la fin de notre aventure paysanne », raconte la maraîchère.
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Le moins « chargé »
Ce statut lui permet d’ouvrir un minimum de droits sociaux auprès de la MSA et pèse peu dans les charges de la ferme. Environ 1500€ par an selon les souvenirs du couple.
« Par contre, je ne perçois aucune rémunération, souffle Anne-Lise. On espère que ça ne durera qu’un an. Au bout de la première année, la ferme n’a toujours pas les finances pour m’embaucher. »
La situation dure finalement deux ans. Aujourd’hui, Anne-Lise est salariée. À titre comparatif, ce statut représente 650€ de charges par mois, dont 250€ sont payées par La Barakabio.
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Non-reconnaissance
« J’ai mal vécu ces deux années en tant que conjointe collaboratrice. Pourtant, je suis dans un couple déconstruit où les rôles sont bien répartis. Aux côtés de mon compagnon, je me suis toujours sentie à ma place », sourit-elle.
C’est à travers le regard des autres que la maraîchère prend conscience de sa place : « Pendant les repas de famille, on ne s’adresse qu’à mon compagnon en ce qui concerne la ferme. Eh oh, j’existe aussi ! » Elle feint de taper du poing. « Ou alors, il y a le fameux : “Il est où le patron ?”. » Là, elle laisse échapper un rire qui souligne le ridicule de la situation.
« Cela n’a pas été notre cas, mais ce statut peut créer des tensions dans le couple. Surtout dans un métier où le pro et le perso sont imbriquées et où des schémas de domination patriarcale se reproduisent fortement », estime celle qui tient le volant du tracteur de l’affiche Des Croquantes de Isabelle Mandin et Tesslye Lopez, un film qui retrace les vécus de femmes agricultrices.
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Pour Anne-Lise, le statut de conjoints ou conjointes collaboratrices créé en 1999 est loin d’avoir permis une reconnaissance professionnelle pour les femmes. À 42ans, la maraîchère va bientôt devenir associée.
Silence
Des témoignages comme celui-ci sont difficiles à dénicher. Ils se cachent dans les tréfonds d’une double invisibilisation : être femme paysanne et ne pas être installée. « On est tellement invisibles et précaires qu’on n’ose pas trop l’ouvrir. »
Anne-Lise pense alors aux ouvrières. Peu valorisées et représentées dans les organisations agricoles, elles sont une main d’œuvre indispensable qui se raréfie. Toujours selon la MSA, « le secteur de la production agricole emploie 360 300 femmes ; un effectif représentant 35,7 % des salariés du secteur, en baisse de 5,6 % par rapport à 2020 et en recul de 8,2 % depuis 10 ans. »
Tantôt, ces femmes sont salariées par choix. Tantôt, elles le subissent, comme lorsqu’elles attendent de braver les galères de l’accès aux terres et de l’installation agricole. Selon la MSA, la précarité est largement répandue dans les conditions d’emploi des femmes salariées : un peu plus de 80% sont en CDD.
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Céline
Ça a été le cas de Céline[1]. Elle commence les saisons en tant que salariée en 2019, après trois ans passés en woofing et en stage pour obtenir son Brevet professionnel responsable d’entreprise agricole (BPREA).
Pendant un an, elle choisit de bourlinguer dans son camion, dans les fermes du Sud-Ouest et du Sud-Est de la France. Là, elle connaît la précarité des contrats Tesa, les titres emploi simplifié agricole.
Précarité
Ces contrats permettent aux employeurs et employeuses agricoles d’embaucher des saisonniers en CDD de très courte durée. Quand Céline signe des Tesa, la durée est de quatre mois maximum (contre trois mois aujourd’hui).
Si elle sait quand elle commence un contrat, elle ne sait pas – nécessairement – quand est-ce qu’elle le termine. Sur le contrat, la date de fin de période est pré-remplie, mais est modifiable si besoin.
Céline nuance néanmoins son expérience : « Au niveau des durées de contrat, j’ai eu plus de chance que certains collègues plus expérimentés.»
Manque de valorisation
Être saisonnière, c’est travailler au gré des mentalités des patrons et patronnes qui ne valorisent pas toujours la main d’œuvre saisonnière avec des « tâches répétitives et aucune responsabilité ».
Céline raconte aussi le sexisme sous les hangars et dans les champs. Elle a été « épargnée », mais « beaucoup de collègues m’ont rapporté des histoires sexistes où elles ont subi des remarques tout à fait déplacées ».
Elle finit par claquer la porte des fermes conventionnelles pour se tourner vers les bio où elle considère les propriétaires plus respectueux. Mais, un autre problème se pose : « Ces fermes sont dirigées par des personnes tellement humaines, qui tirent sur leurs propres cordes pour t’embaucher avec peu d’argent. Je me retrouvais à bosser seulement 15 h par semaine. »
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Logement
En 2020, Céline débarque dans le Centre-Bretagne où elle bosse pour une pépiniériste bio, d’abord en woofing et en stage de pré-installation, puis en tant que salariée à partir de 2022.
« C’était une expérience tellement valorisante, on me faisait vraiment confiance. Mon passage dans cette pépinière répondait à un objectif : m’installer par la suite. » Mais tout ne se passe pas comme prévu dans un monde où « la Safer (Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural, NDLR) a le mérite d’exister mais ne fait pas son job. Elle favorise l’extension des grosses exploitations intensives au détriment des petits projets bio ».
Céline tente l’expérience du collectif. Échec. Une fatigue physique et morale commence à peser sur elle. En parallèle, elle recherche un logement. Galère.
Réseau
Au bout de longs mois de recherche, alors qu’elle travaille dans la pépinière bio, les lignes vont finalement bouger : « La coopérative Graines de liberté [un établissement semencier, ndlr], dont je suis sociétaire et mon ancienne patronne aussi, va placarder des affiches dans tout le secteur pour m’aider, moi et une collègue dans la même situation, a trouvé un logement. »
La petite annonce fait mouche auprès d’un homme qui vit dans un habitat partagé d’un hameau isolé de la commune de Guiscriff (Morbihan). Depuis un an et demi, c’est là où elle vit. « C’était inespéré ! »
Double jackpot pour Céline : une parcelle abandonnée de 3 000 m², propriété du collectif. De quoi monter son projet agricole. Casquette sur la tête et botte au pied, Céline est plantée au milieu du terrain bordé par des talus et des arbres d’une dizaine de mètres. « Bon, il ressemble un peu à Frankenstein : en pente, ultra drainant, plein de cailloux, d’ornières et d’ajoncs… C’est une ancienne parcelle forestière et il y a du travail ! »
Céline a longuement mûri ses plans. Ici, elle souhaite créer une pépinière en étages de porte-greffes fruitiers bio. En attendant que cela se concrétise, elle travaille en chantier d’insertion comme aide maraîchère.
Zoë
La synergie collective permet de surmonter des impasses individuelles. C’est ce que vit, aussi, au quotidien la solaire Zoë Werner.
« Si j’avais eu à faire à des gros mâles dominants, je ne serais pas aussi positive au travail ! » La trentenaire sait qu’elle est bien entourée et qu’elle évolue dans un cadre soucieux du bien-être de ses salariées. Depuis huit ans, elle est en CDI à la ferme maraîchère bio du Piouté, à Campbon (Loire-Atlantique).
Plus exactement, elle travaille ici 24h par semaine toute l’année. « Je bosse un peu plus à la haute saison, mon patron et ma patronne rééquilibrent ensuite. » Dans le monde du salariat agricole, en moyenne, les femmes ont des CDI avec des temps de travail inférieurs de près de 5% à ceux des hommes, selon la MSA.
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Travail adapté
Assise sur une brouette, elle se balance et se livre, avec une forme d’apaisement et d’insouciance salvatrice. « Je suis arrivée ici un peu par hasard, je ne suis pas du tout de ce monde. Je cherchais juste un travail. »
Circassienne de profession, Zoë va avoir un accident qui l’obligera à arrêter son métier. « J’étais voltigeuse. J’ai fait une grave chute et je me suis esquintée les cervicales. » C’est alors qu’elle arrive dans le hameau de la Croletais et découvre le maraîchage. « C’est un métier physique, mais ça va, je m’en sors bien. Ce que je risque depuis ma chute, c’est d’avoir de l’arthrose. Tant que je fais fonctionner la mécanique, je retarde l’arrivée de la maladie ! », ironise la maraîchère.
À la ferme du Pitoué, elle se forme sur le tas, dans un cadre bienveillant. Aujourd’hui, elle y travaille avec deux autres salariées à l’année et un ou une saisonnière en plus à la haute saison. « Nos postes sont adaptés à nos capacités physiques. J’ai une collègue qui a des problèmes d’épaule et l’autre de l’arthrose aux mains. Nous avons une ergonome qui vient à la ferme pour nous proposer des solutions avec des outils adaptés », raconte Zoë.
Elle regarde autour d’elle. Pointe du doigt la dalle en béton, le deuxième hangar ou encore un transpalette électrique. « Il n’y avait pas tout ça quand je suis arrivée. On courait dans tous les sens, on soulevait des caisses tout le temps… Mon patron et ma patronne ont vraiment fait en sorte d’adapter la ferme pour nous rendre le travail le moins pénible possible. Ils sont là depuis longtemps et ont commencé à deux, ils savent ce que c’est. »
Bonne ambiance
Ces conditions de travail améliorées sont, aussi, une façon de garder les ouvriers et ouvrières sur le long terme.
Au-delà du travail en lui-même, les propriétaires de la ferme du Pitoué ont instauré ici un climat chaleureux. Zoë se souvient alors de la visite d’un homme, qui enquêtait sur le manque des saisonniers et saisonnières dans le secteur.
« Il avait interrogé la patronne. Elle lui avait répondu que ça ne l’étonnait pas que les personnes ne veulent plus faire de saisons dans certaines fermes, quand on voit l’accueil qui leur est réservé, souffle Zoë avant de poursuivre. Pour illustrer, j’ai l’image du ou de la saisonnière qui mange seule dans son camion le midi. Il n’y a pas de ça ici, on mange tous ensemble et les propriétaires cuisinent pour nous au moins deux fois par semaine. »
La maraîchère part au champ. Elle retire une bâche tissée et se penche. Là, elle répète le même geste, saccadé. Elle gratte la terre et désherbe au pied de chaque chou de printemps. Aya, sa chienne, l’observe. Ici, Zoë se sent bien, légitime et ne ressent pas le moins du monde l’envie de partir. Même pas une envie de s’installer ? Cette question l’a fait rire : « Pour quoi faire… C’est tellement de responsabilités et de paperasses, non merci ! »
[1] Elle n’a pas souhaité communiquer son nom de famille.